Un ant¬iracisme sectaire à l'assaut des facs : malaise dans la cultu¬re juvénile

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La « mouvance décoloniale » gagne du terrain à l’Université par le biais de militants qui se prévalent des libertés académiques des enseignants-chercheurs pour diffuser abusivement un discours univoque et véhément. Il s’agit d'une forme d’emprise sur les étudiants, public captif et d’autant plus réceptif, lorsqu’il s’agit « d’une génération de jeunes Français issus de l’immigration, accédant aux études supérieures, désireux de connaître et de comprendre ce point de rencontre entre l’histoire de France et leur propre histoire familiale » comme l’a bien vu Gilles Clavreul (1).

 On a vu des signes de radicalité discursive inquiétants à l’occasion des mobilisations contre la réforme de l’entrée à l’Université : « À mort la démocratie » sur les murs de l’ENS, tags antisionistes lors d’un saccage des locaux de l’UEJF à Tolbiac. On a vu au programme de la « Commune libre de Tolbiac », des ateliers « non mixtes » réservés aux « racisés », évoquant des précédents plus graves et plus révélateurs encore, lors de colloques universitaires sur l’intersectionnalité ou l’islamophobie qui cherchaient à légitimer l’idée d’une racisation de la société et d’un racisme d’État. Dans une conférence à l’Université de Nanterre, un étudiant a dénoncé froidement « l’impérialisme gay » et « l’homoracialisme de la gauche blanche »expressions caractéristiques de la rhétorique des Indigènes de la République. Des propos discriminatoires sont ainsi ouvertement divulgués au mépris de la rationalité critique et de l’universalisme qui fondent l’Université laïque en France et ailleurs.Une génération politiquement désemparée est-elle en train d’émerger sous nos yeux ?

Une génération politiquement désemparée est-elle en train d’émerger sous nos yeux tandis que ses aînés, acquis à la démocratie libérale, commémorent les cinquante ans de mai 68 ? Si les étudiants de l’époque dénonçaient l’autoritarisme incarné par de Gaulle et refusaient de devenir les dominants d’une société figée et étouffante, ceux d’aujourd’hui sont tentés de s’identifier à la figure du « dominé » avec le ressentiment comme passion politique exclusive. S’y ajoute un « propalestinisme rédempteur» (2) à l’état endémique qui a transformé les universités françaises en lieux de pressions idéologiques, comme le montre l’annulation d’un festival sur la culture israélienne à l’Université de Lille 1, en février dernier, suite aux menaces de militants pro-palestiniens. Aussi l’hypothèse d’un tropisme idéologique sectaire se développant au sein même des universités peut-elle être évoquée, tendance comparable à la vague délétère du « politiquement correct » dénoncée naguère par John R. Searle dans un article intitulé « L’enseignement supérieur des États-Unis est-il en crise ? »(3)

La focalisation sur la cause dite « palestinienne » resurgit sur tous les campus. Cette fixation autour de la Palestine, considérée comme devant être intégralement reconquise, c’est-à-dire en éliminant la souveraineté juive d’Israël, n’est pas une critique rationnelle de la politique d’un Etat mais la négation de l’existence même d’Israël. Là encore, l’incantation des mots — « colonie », « occupation », « apartheid » — n’a aucun rapport avec le réel politique complexe mais sert à attirer les bonnes volontés grâce à des concepts consensuels construisant un clivage dont la seule issue est un antagonisme binaire consistant à être du bon côté de la morale. L’éloquence vertueusement indignée est alors le masque des manipulations politiques.

Notre réflexion porte sur des formes d’interventions militantes et politisées plutôt situées à gauche s’adressant à de jeunes adultes. Plus spécifiquement, nous présenterons deux exemples apparemment sans lien qui constituent des apparitions symptomatiques dans le paysage universitaire ayant trouvé écho chez des étudiants et dont l’expression manifeste relève de l’antiracisme et/ou de l’anticapitalisme.

Premier exemple : une pièce de théâtre proposée à des étudiants par un metteur en scène extérieur à l’université

Une pièce sur « le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale » voulait en effet dégriser les esprits sur les ravages de la « finance folle » à travers des personnages volontairement caricaturaux, et si la figure emblématique du « banquier juif » y a pris spontanément place, c’est en tant que personnification du capitalisme financier mondial. Dans cette logique de critique radicale et d’humour à finalité militante, le message de la pièce a propulsé ipso facto ses propagandistes dans le camp du Bien, et le public solidaire ne pouvait être soupçonné de la moindre complaisance pour des stéréotypes lourdement connotés.

Dans ce qui est devenu « l’affaire de l’Université de la Rochelle » en 2013 et 2014, il faut rappeler que la protestation de Michel Goldberg, enseignant- chercheur de ladite université, qui, le premier a donné l’alerte sur le caractère antisémite de la pièce, a d’abord été inaudible. Le monde universitaire local est resté apathique et même bienveillant à l’égard d’un spectacle qui exacerbait le mythe du complot juif et les pires clichés à propos de plusieurs minorités.

Deuxième exemple : le Parti des indigènes de la République

Un deuxième exemple plus médiatisé est celui du PIR ou Parti des Indigènes de la République issu de « multiples hybridations » comme l’écrit Pierre-André Taguieff (4) : « Initié par des militants communautaires d’origine maghrébine, soutenus ou rejoints par une poignée d’intellectuels gauchistes, ce mouvement est idéologiquement issu d’une extrême gauche anticolonialiste et tiers-mondiste qui, ayant emprunté divers thèmes à l’antifascisme, à l’antiracisme et à l’anti-impérialisme (visant autant la France que les Etats-Unis), les a radicalisés dans un sens anti-occidental, « antisioniste » et, pour finir, anti-Blancs. » (P.-A. Taguieff, 2017)

Dans ce fonctionnement, est monté en épingle le scénario suivant: le Blanc colonisateur contre l’indigénat c'est-à-dire les victimes du système, minorisées, qui doivent se défendre. Il s’agirait de substituer à l’impérialisme hégémonique et patriarcal, l’indigénat des grand-frères.

« Je vois trois catégories en France : les français de souche – le corps légitime de la nation qui est d’origine chrétienne ; les Juifs qui sont plus ou moins tolérés à condition de se blanchir ; les sujets post-coloniaux » (5) L’indigène étant un « sujet post-colonial » ou « sujet colonial » (6) (les deux expressions sont utilisées)

Face au système raciste colonial et capitaliste, s’érige un système antiraciste décolonial, anticapitaliste, anti-impérialiste. Monde perçu en totalité clivé entre les bons indigènes et les mauvais Blancs ; c’est là véritablement un retournement de ce qu’a pu être le système des valeurs de l’empire colonial où les Blancs étaient perçus comme supérieurs. On retourne les catégories pour réinstaurer un système totalitaire qui racialise les individus c'est-à-dire oppose une majorité dominante à une minorité racialisée. Dire « je suis blanchie » ce n’est pas dissimuler un délit mais au contraire révéler le délit de contamination par le Blanc de sa blanchité (pénétration blanche). En somme « je suis blanchi » est la révélation de la domination du Blanc dont « je » ou « nous » est la victime (le « nous » renvoie à un ensemble indistinct se caractérisant par un statut : celui de victime). C’est un « nous » singulier, un « nous idéal » à l’image du « moi-idéal » freudien conçu comme un idéal narcissique de toute-puissance. Le « blanchiment » est l’opération de dévoiement voire de pervertissement de l’indigène, faible victime impuissante qui est appelée à s’indigner et à rejoindre l’appel à un « amour révolutionnaire » (7). On remarquera au passage que cet appel à « l’amour » est un appel passionné qui mêle aussi la colère, la haine et l’envie (on sait que l’amour et la haine sont deux faces d’une même pièce). Autre retournement défensif dont l’opération projective serait la suivante :« l’autre me hait ou me persécute, donc je le hais, je l’exclus et le combats par la politique de l’amour révolutionnaire ».

C’est bien la « rage narcissique » (9) (Kohut, 1972) qui est à l’œuvre (voir les travaux de P. Cotti (10)) et qui peut alimenter ce sentiment de persécution. La rage est disproportionnée, le point de vue d’autrui ne peut être pris en compte, il ne peut y avoir débat, c’est l’unilatéralité qui l’emporte.

Cette « rage narcissique » serait ici cette défense particulière venant parer à une blessure narcissique (générationnelle) de la minorité qui peut se manifester par le besoin de vengeance et l’urgence de rétablir un moi entamé par l’histoire familiale (une histoire exilique, de mobilité contrainte parfois peu connue souvent tue mais pressentie voire imaginée par la troisième voire quatrième génération comme traumatique). Il s’agit de redresser les torts supposés subis par les aïeux. Cette « rage narcissique » serait le pendant agressif de la honte. C’est l’hubris réactive et collective comme levier à ce qu’on pourrait appeler « l’identification au dominant » par retournement du passif en actif qui en est le pivot (« je vais te montrer que je peux dominer et ne pas subir ta force et ton humiliation, mais l’exercer et t’exclure sur le même mode par une ségrégation inversée. C’est le Noir/Arabe qui est désormais inclus et le Blanc exclus d’où le développement d’un « racisme anti-blanc » et comme le Juif est « blanchi », il est du côté du Blanc mais d’un Blanc trouble entaché des poncifs antisémites qui en fait un Blanc à part.

Outre leurs dérives ségrégationnistes et essentialistes, ces positionnements sont faussés et pervertis par leur parti pris radical comme le rappelle le sociologue Shmuel Trigano dans son ouvrage La nouvelle idéologie dominante. Le post-modernisme, “la déconstruction n’est réservée qu’à l’Occident”. (10)

Il suffit alors que surviennent certains acteurs idéologiques (le PIR ou d’autres groupuscules plus ou moins téléguidés) et l’on peut satisfaire ses pulsions d’embrigadement grâce à un vocabulaire que l’on plaque sur des « causes ». Les sciences humaines sont ainsi devenues le lieu d’une déréalisation puissante : il suffit de prendre le ton de la dénonciation et de la déconstruction et d’affubler ses délires de noms pompeux pour paraître « théoriser ».

Ce vertuisme dévoyé engendre des monstres : racisme, ségrégation, sexisme, antisémitisme, néo-colonialisme deviennent l’horizon perverti de ceux qui se déclarent antiracistes, antifascistes, humanistes.

En se fondant sur une lecture manichéenne du monde où existerait des oppresseurs et des opprimés que l’on pourrait définir par leur appartenance raciale ou sexuelle, la ségrégation devient ainsi un comportement logique aboutissant à des « ateliers en non-mixité racisée ». Un travail rhétorique permet de travestir la ségrégation en la rebaptisant : on parlera alors de « non-mixité choisie comme outil d’organisation politique ».

En se laissant bercer par des termes abscons mais dont l’autorité conceptuelle séduit (« racisation », « décolonial » au PIR ; « invisibilisation » dans le néo-féminisme, etc.), une part de la jeunesse dénuée de repères autres que les slogans des manipulateurs se laisse embrigader par des valeurs en apparence consensuelles et humanistes qui ne cessent de créer des divisions mortifères pour la société.

Un identitarisme endémique permet ainsi de faire passer chacun pour une victime, justifiant par là diverses formes de soulèvements agressivement idéologisés.

Cette polarisation radicale, essentialiste, systématique ne relève pas de la pensée politique mais du prétexte victimaire pour une guerre civile : « Nous sommes opprimés, donc tout est permis ». Au nom de l’antiracisme, cette nébuleuse encourage une violence qui justifie l’occupation des lieux de transmission du savoir et nourrit un discours de propagande.

Céline Masson

Professeure de psychopathologie clinique à l’Université de Picardie Jules Verne

Isabelle De Mecquenem

Professeure agrégée de philosophie en ESPE, Université de Reims, Champagne-Ardenne

Jean Szlamowicz

Professeur de linguistique à l’Université de Bourgogne

(1) Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques », Fondation Jean Jaurès, 22 décembre 2017.

(2) Comme dit Pierre-André Taguieff dans Judéophobie, la dernière vague, Paris, éd. Fayard, 2018, p.198.

(3) Le Débat, 1994/4, (n° 81), p. 142-156, article initialement paru dans un numéro spécial de Partisan Review sous le titre « The Politics of Political correctness » , vol. 60, n° 4, 1993.

(4) P.-A. Taguieff, L’islamisme et nous, CNRS Editions, Paris, 2017.

(5) Houria Bouteldja dans https://vacarme.org/article2738.html

(6) Idem.

(7) H. Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Ed. de la Fabrique, Paris, 2016.

(8) H. Kohut, “Some thoughts on narcissism and narcissistic rage”, Psychoanalytic Study of child, 1972, 27: 360-400.

(9) P. Cotti, “Deconstructing persecution and betrayal in the discourse of Anders Behring Breivik. A preliminary essay”, Int J Psychoanal., 2015 Aug, 96(4):1041-68.

(10) 2015, Hermann, p.87