Suppression du mot "race" de la Constitution par les députés.

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Je pense qu'il y a une erreur de principe à vouloir adapter cet article capital de la Constitution aux croyances dominantes de l'époque présente, qu'elles s'habillent du savoir scientifique ou se réduisent à des modes idéologiques.

Le projet de supprimer le mot "race" de la Constitution a été formulé clairement, au début des années 1990, par le biophysicien Bernard Herszberg, et a donné lieu à un important colloque qui s'est tenu les 27 et 28 mars 1992 au Palais du Luxembourg et à la Sorbonne, auquel j'ai moi-même participé, en compagnie de nombreux chercheurs et universitaires de toutes les disciplines. Avec Étienne Balibar et Chantal Delsol notamment, j'ai clairement argumenté contre la suppression du mot "race", tout en reconnaissant l'existence d'un problème. Du côté "éliminativiste", le consitutionnaliste Olivier Duhamel a proposé cette reformulation : "La République assure l'égalité devant la loi sans discrimination de quelque nature que ce soit." Mais ces débats de haut niveau n'ont abouti à aucune proposition consensuelle. Vingt-six ans plus tard, l'alignement sur la position la plus extrême (1) semble avoir suscité une homogénéisation des opinions sur la question, au moins àl'Assemblée nationale, en faveur de la suppression du mot "race".

Supprimer le mot "race", un acte magique préventif

Concernant le vote du 27 juin 2018, je crois qu'il prend son sens dans un contexte qu'on peut brièvement caractériser. Depuis longtemps, en France, l'antiracisme est divisé, soumis à des instrumentalisations politiques ou communautaristes diverses, mais il est surtout en panne d'idées et de projets cohérents. Dans certains milieux militants on observe le désir d'une mobilisation unitaire, qui se heurte cependant aux clivages idéologiques existants et à la concurrence des associations. D'où la recherche du plus petit dénominateur commun, qui n'a pu aboutir qu'autour de la criminalisation d'un mot, celui de "race". C'est assurément le consensus antiraciste le plus facile à établir : choisir un mot aux connotations négatives, le traiter comme une victime émissaire et appeler à son élimination. Le spectacle est amusant : tant de belles âmes farouchement unies contre un gros mot supposé dangereux, un mot souillé et porteur de souillure. Étrange unanimité contre le mot tabou, le mot obscène, dont l'expulsion du texte constitutionnel paraît rendre enfin possible la communion des élus de la République. Mais il ne s'agit que d'un acte magique : supprimer le mauvais mot pour supprimer la mauvaise chose. Un acte de magie préventive, qui suppose que le Mal peut revenir tel qu'on l'a connu dans le passé, avec son langage raciste et ses doctrines raciales. L'antinazisme machinal reste la figure dominante de l'antiracisme commémoratif.

Les candides de bonne volonté se font plaisir en raturant sans avoir pris la peine d'une réflexion sérieuse sur ce qu'ils raturent. Sinon, ils auraient compris que la lutte contre le racisme ne doit pas dépendre de la manière dont les généticiens conçoivent la diversité humaine à tel ou tel moment de l'histoire de leur discipline. L'histoire des sciences est un vaste cimetière rempli de "vérités définitives". La dernière "vérité définitive" sur la question a été reçue passivement : la parole des généticiens antiracistes suffit à ceux qui veulent être autorisés à croire pour continuer de croire ce qu'ils croient. Ce que les députés savent et répètent en choeur, c'est ce que leur ont dit certains généticiens qui prêchent dans les médias. La "race" n'existe pas dans l'espèce humaine, nous disent en effet nombre d'entre eux depuis les années 1970 ; donc, concluent certains antiracistes, le mot "race" ne doit plus exister. Ils croient ainsi contribuer à la lutte contre le racisme, comme si les représentations, les croyances et les comportements racistes devaient disparaître avec le mot "race". Mais les chasseurs de mots les plus vigilants espèrent poursuivre le "lexicocide", c'est-à-dire l'élimination des mots, dans d'autres textes législatifs ainsi que dans les manuels scolaires.

C'est le parti du Bien qui s'exprime et se manifeste

Un pont serait ainsi jeté entre le savoir et l'action, une action qui, pour se limiter à de la micro-chirurgie lexicale, confère cependant aux "éliminationnistes" un supplément d'âme. Ne sont-ils pas convaincus de poursuivre à leur manière le combat héroïque contre le monstre nazi ? C'est se donner bonne conscience à bon compte. Il n'y a là que bigoterie et vertuisme : prendre soin de ne pas prononcer ni écrire des gros mots et rêver de les interdire. Pour satisfaire les généticiens interventionnistes sans sombrer dans la fureur purificatrice, on aurait pu par exemple placer entre guillemets le mot suspect : "sans distinction de "race"", ce qui signifie : "sans distinction de ce qu'on appelle ordinairement "race"".

Mais il faut pointer l'envers du décor. Étaler et afficher dans l'espace public ses bonnes intentions, ses sentiments estimables, ses nobles convictions antiracistes : voilà ce à quoi se réduit pour beaucoup la lutte contre le racisme. Un antiracisme peu coûteux et dont l'efficacité est plus que douteuse. Qui cela va-t-il gêner dans la planète raciste ? Quelle force dissuasive cette suppression peut-elle exercer ? On cache le mot "race" en croyant contribuer ainsi à la lutte contre le racisme. On ne fait que se priver d'un moyen de la définir. Comment formuler la condamnation de la discrimination raciale, si l'on ne peut employer le mot "race" ni certains de ses dérivés comme "racial" ? Non seulement cette modification n'engage à rien contre le racisme, mais elle désengage et désarme.

Il s'agit d'une entreprise de purification du langage, comme on en a vu beaucoup depuis la première vague du politiquement correct des années 1970. La purification politique et éthique s'exerce sans risque sur le vocabulaire, qui ne peut se défendre. La tâche est rendue facile : la condamnation du racisme est simplement transférée sur le mot "race". Ce lexicocentrisme (2) naïf, qui surestime le pouvoir des mots, va de pair avec un scientisme et un biologisme qui font partie de l'air du temps. On croit désormais que la vérité sort de la bouche des biologistes médiatiquement agréés, qui récitent pieusement les dogmes du catéchisme antiraciste en s'efforçant de leur donner une formulation scientifique. Le parti du Bien s'exprime et se manifeste, selon le refrain militant : il faut "bien faire quelque chose" contre le racisme. Ce petit quelque chose qui est un presque rien, c'est la suppression d'un mot. Certains donneurs de conseils trop pressés ont proposé de remplacer vertueusement "race" par "genre humain" ou "espèce humaine", ce qui aurait abouti à la reformulation involontairement comique : "sans distinction d'espèce humaine". On atteint par là le degré zéro de la lutte contre le racisme, ainsi mise à la portée de tous. Ce qui est sûr, c'est que le mot "race" ne tue pas, qu'il n'incite pas non plus à la haine, sauf dans certains contextes, tout comme bien d'autres mots, tels "Dieu", "nation", etc., que nul ne songe à interdire.

Pourquoi "sexe" plutôt que "genre"?

Il me reste à avancer des questions sans réponse sur cette proposition de réforme constitutionnelle. Dans la reformulation proposée, "sans distinction de sexe, d'origine ou de religion", pourquoi cette unanimité sur l'évacuation de la "race" et l'insertion du "sexe" ? Je précise au passage que j'approuve pleinement l'interdiction de la discrimination selon le sexe, non sans m'interroger : pourquoi avoir attendu si longtemps ? Mais je voudrais m'arrêter sur le traitement inégal de la "race" et du "sexe". Commençons par poser, conformément à l'esprit du temps, que le sexe est au sexisme ce que la race est au racisme. Et raisonnons en nous interrogeant sur l'inégalité de traitement des mots "sexe" et "race". Si le sexe et la race sont des constructions sociales, comme on nous le répète, si la thèse de la différence des sexes s'avère après déconstruction aussi essentialiste que celle de la différence des races et si le sexe et la race sont historiquement liés à des formes de domination et d'exploitation, pourquoi supprimer le mot "race" et introduire le mot "sexe" ? Ne sont-ils pas également suspects, chargés d'une mémoire d'injustices et de violences ? Et, au passage, pourquoi "sexe" plutôt que "genre", puisqu'il s'agit de mettre le texte au goût du jour ? On sait que la notion de sexe a été "déconstruite" tout autant que celle de race. Pourquoi donc chasser l'une du texte et y introduire l'autre ? Comment comprendre la pratique du double standard en la matière ? Je n'ai pas de réponse claire à ces questions, sauf peut-être à expliquer le processus par la force d'attraction des modes idéologiques et par l'appel du vide dans l'espace antiraciste, dont l'écho s'entend dans l'espace politique.

Au milieu des années 1930, dans le cadre de la lutte intellectuelle contre le nazisme qui usait, abusait et mésusait du mot "race", l'idée avait été lancée par des biologistes et des anthropologues, tels Julian Huxley et Alfred Haddon, de substituer au mot "race" l'expression "groupe ethnique". Ce projet "remplaciste" a fait école jusqu'aux années 1960 sans pour autant régler le problème, avant de tomber en désuétude au profit du projet "éliminativiste", qui vient de trouver une traduction politique. On est passé d'une inquiétude justifiée quant à l'abus des mots à une peur abusive des mots. L'avenir semble appartenir aux antiracistes imaginaires.

(1) Soit la polarisation de groupe.

(2) ce néologisme forgé par l'auteur désigne la tendance à se concentrer sur les questions de vocabulaire.