Michel Rocard, in memoriam

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À l’annonce de la mort de Michel Rocard, la plupart des réactions exprimées par les hommes politiques au pouvoir - et par ceux qui espèrent les remplacer bientôt - ont été assez souvent purement politiques ou politiciennes.

À gauche, l’éloge est de règle. A droite, l’estime est générale.

Mais deux aspects de la personnalité de Michel Rocard semblent s’être volatilisés : avant de réussir une grande carrière politique, il a été un audacieux militant anticolonialiste et un talentueux serviteur de l’Etat.

Il lui fallut de l’audace, en 1959 pour rédiger son Rapport sur les camps de regroupement en Algérie.

Il fallait du talent en 1965, pour être nommé secrétaire général de la Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation.

Je peux en témoigner.

Pour la Paix en Algérie

Quand je suis arrivé en Algérie en 1959, jeune militant anticolonialiste d’une UNEF mobilisée contre la sale guerre coloniale, le prestige de Rocard était immense parmi nous. C’était comme un grand frère, dont on était fier.

Car il avait rédigé – à la demande de Delouvrier, le délégué du gouvernement à Alger – un rapport impitoyable sur les « camps » dits « de regroupement » que les « pouvoirs spéciaux » de l’époque avaient permis à l’Armée française, hélas, de multiplier à travers l’Algérie, conduisant à la famine plus d’un million de paysans et à la mort des centaines d’enfants chaque jour…

Le rapport Rocard « fuita » dans la presse. L’Assemblée nationale s’émut. Le Premier ministre Debré hurla au « complot communiste ». Rocard fut menacé de révocation, mais protégé par plusieurs ministres dont le Garde des sceaux Michelet et mon propre père, Louis Joxe.

Quand j’arrivai alors à mon tour à Alger, les officiers dévoyés qui allaient sombrer dans les putschs deux ans plus tard me dirent, avant de m’envoyer au loin, dans le désert : « … Alors vous voulez soutenir les hors la loi, les fellaghas, comme votre ami Rocard…? »

Je leur répondis, protégé par mes galons d’officier, par mon statut d’énarque – et assurément par la présence de mon père Louis Joxe au gouvernement : « C’est vous qui vous mettez « hors la loi » en couvrant, en ne dénonçant pas les crimes commis, les tortures, les exécutions sommaires et les mechtas incendiées. » J’ignorais alors que ces futurs putschistes allaient tenter un jour d’abattre l’avion officiel où mon père se trouvait…

En Janvier 1960, rappelé à Alger du fond du Sahara après le virage de de Gaulle vers « l’autodétermination » et juste avant la première tentative de putsch – l’ « affaire des barricades » –, j’ai pu mesurer encore davantage le courage et le mérite de Rocard. Il avait reçu mission d’inspecter et décrire ces camps où croupissait 10% des paysans algériens, ne l’oublions jamais !

Il lui avait fallu une sacrée dose d’audace pour arpenter l’Algérie en civil – ce jeune inspecteur des finances –, noter tout ce qu’il voyait, rédiger en bonne et due forme et dénoncer froidement, sèchement, ce qui aux garçons de notre génération était une insupportable tache sur l’honneur de la France. Nous qui avions vu dans notre enfance revenir d'Allemagne par milliers les prisonniers et les déportés dans les gares parisiennes, nous étions indignés par ces camps.

Car en 1960 encore, étant alors un des officiers de la sécurité militaire chargé d’enquêter à travers l’Algérie, d’Est en Ouest, sur les infractions, sur ceux qui désobéissaient aux ordres d'un de Gaulle enfin converti à l’« autodétermination » qui allait devenir l’indépendance, j’ai pu visiter découvrir et dénoncer à mon tour des camps qu’on ne fermait pas ; des camps que l’on développait ; de nouveaux camps… Quelle honte, quelle colère nous animait, nous surtout, fils de patriotes résistants !

Pour le progrès social

Aux yeux de beaucoup de politiciens contemporains qui ont choisi la politique comme métier – et qui n’en ont jamais exercé d’autre – Rocard devrait être jugé à leur aune : Élu ou battu ? Ministre ou non ? Président ou même pas ?

Mais le service de l’Etat, dans la France des années 60 – enfin débarrassée de ses maladies coloniales –, fut une mission autrement exaltante que le service militaire de trente mois que nous avait imposé la politique de Guy Mollet et de ses séides honnis: Robert Lacoste, Max Lejeune et d’autres, aujourd’hui heureusement oubliés.

Le service de l’Etat, dans cette France à peine reconstruite, la définition et l’exécution d’une action économique orientée à la fois vers l’équipement, la croissance et le progrès social, ce fut la mission passionnante et mobilisatrice de plusieurs centaines de hauts fonctionnaires économistes, ingénieurs, statisticiens et bien d’autres, qui orientaient tout le service public et ses milliers de fonctionnaires vers les missions d’intérêt général et le progrès. J’ai eu la chance d’y participer.

Les chefs de file, nos maîtres à penser, s’appelaient Pierre Massé, Commissaire au Plan ; Jean Ripert, son adjoint ; Claude Gruson, à la tête de l’INSEE ; François Bloch Lainé à la Caisse des Dépôts ; Jean Saint Geours, au Trésor – bientôt premier Directeur de la prévision. Il y avait aussi, dans leur sillage quelques jeunes individus prometteurs, comme un certain Michel Rocard. Il fut bientôt chargé de la prestigieuse Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation, précieux outil d’action publique.

Tous ces serviteurs de l’Etat – aujourd’hui disparus – étaient d’anciens résistants animés par trois idéaux : le bien commun, la justice sociale, le patriotisme. Tous étaient plus ou moins imprégnés des idées du vieux courant du « Christianisme social », né au XIXème siècle face aux inégalités croissantes engendrées par le capitalisme et adeptes du « Planisme » du Front populaire. Tous étaient « mendèsistes ». Beaucoup étaient protestants, mais les catholiques comme Bloch Laîné étaient leurs cousins et les francs maçons… leurs frères.

Parmi tous ceux là, Michel Rocard fut bientôt enlevé, écarté du service public par une urgence politique majeure : rénover, reconstruire le socialisme déshonoré par les années de compromissions politiciennes et les dérives autoritaires nées des guerres coloniales. Avec Savary et Depreux, il créa le PSA, puis le PSU. On connaît la suite.

J’ai vécu ces années avec lui mais aux côtés de Mitterrand dès 1965, animé par les mêmes idéaux. Nous avons longtemps participé ensemble à l’action associative [1], puis parlementaire, puis gouvernementale, en amateurs. Non comme politiciens professionnels – car nous avions nos professions, honorables et satisfaisantes – mais en amateurs, comme jadis au rugby. Non pour gagner notre vie, mais pour la mériter.

Pour l’honneur

Michel Rocard, et beaucoup d’autres serviteurs de l’Etat, nous avons été conduits à la politique par nécessité civique. Non pour gagner notre pain, mais pour être en accord avec notre conscience, nos idées, nos espoirs.

Les exemples contemporains de programmes électoraux trahis, oubliés ou reniés, de politiciens avides de pouvoir, mais non d’action, « pantouflant » au besoin en cas d’échec électoral pour revenir à la chasse aux mandats quand l’occasion se présente, tout cela est à l’opposé de ce qui anima, parmi d’autres, un Rocard dont beaucoup aujourd’hui encensent la statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi.

Pierre Joxe, 7 juillet 2016 (in mediapart 6.07.2016)