À quelles conditions rééditer aujourd’hui les pamphlets antisémites de Céline?

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Qui a lu les pamphlets de Céline en connaît la dangereuse virulence. Le talent stylistique, le sens de la formule portent loin, sans euphémisation, la haine et la violence, celles bien évidemment  du racisme et de l’antisémitisme. L’aura littéraire de l’auteur, qui leur confère une force de séduction supplémentaire, ne doit pas oblitérer leur ancrage historique, ni leur caractère propagandiste pleinement assumé par Céline lui-même.

Ces textes ont fait la preuve, pendant l’Occupation, de leur redoutable efficacité en banalisant la haine antijuive, en la rendant «acceptable», en préparant les esprits aux mesures de discrimination adoptées par Vichy dès 1940. Ces pamphlets se caractérisent par la facilité avec laquelle ils se prêtent au découpage, à la reprise en citations.

Nous en savions  des pages et cent aphorismes par cœur», déclare Lucien Rebatet à propos de «Bagatelles pour un massacre» (1937).

Serge Klarsfeld : "Je réclame l’interdiction de la réédition des pamphlets antisémites de Céline"

On peut imaginer que ce danger n’est pas écarté aujourd’hui, au vu de ce que l’on peut lire sur Internet, et dans un contexte où, en France comme en Europe, on en arrive à tuer des Juifs parce qu’ils sont juifs. À  cela, les  pamphlets ajoutent un engagement clairement prohitlérien,  au point d’appeler à une «confédération des États Aryens d’Europe» et à une «armée franco-allemande» comme «seule force anti-juive en ce monde» («L’École des cadavres», 1938).

Pour ces différentes raisons, une réédition de tel ou tel pamphlet de Céline ne peut être envisagée à la légère. C’est dire que nous comprenons parfaitement les inquiétudes de Serge Klarsfeld, sans pour autant nous rallier à sa demande d’interdiction, dans la mesure où ces pamphlets sont accessibles sur Internet.

Une édition critique des pamphlets céliniens se doit de prendre en compte le statut très particulier de ces textes et de s’interroger sur leurs effets. S’ils appartiennent  à certains égards à la littérature pamphlétaire, ils relèvent aussi, bien évidemment, de la propagande raciste et antisémite d’inspiration nationale-socialiste. À ce titre, ils concernent l’histoire dans divers domaines: allusions souvent trompeuses à la Première Guerre mondiale ou à l’actualité de l’avant-guerre, références douteuses au régime de Vichy, à la Collaboration ou à l’actualité de la Seconde Guerre mondiale (pour «les Beaux Draps» et les rééditions des deux premiers pamphlets), réactivation du mythe de la Révolution «judéo-bolchevique», emprunts à la propagande nazie, qu’elle soit française, allemande, américaine, canadienne. Ces textes renvoient, par leurs «citations», à l’histoire du judaïsme, à celle de l’antisémitisme, du racisme et de l’antiracisme. L’histoire des idées et des représentations sociales y est impliquée. En ce qu’ils cherchent à faire croire et à faire faire, ils requièrent aussi l’analyse du discours argumentatif.

François Gibault : "Nous publierons les pamphlets de Céline quand nous serons prêts"

C’est dire qu’une édition scientifique ne pourrait qu’être le fait d’une équipe de spécialistes des différents domaines concernés. Il s’agit d’une tâche qui doit prendre le temps nécessaire. Elle ne peut se faire à la va-vite. L’édition critique allemande de «Mein Kampf», parue en 2016 sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, constitue, selon nous, un modèle et une référence: on remarque que les annotations et les éléments bibliographiques occupent plus des deux tiers du volume. Pareils textes de propagande requièrent une contextualisation rigoureuse susceptible de mettre en lumière les citations ou les chiffres falsifiés, de démonter les mensonges et les accusations diffamatoires.

Une édition scientifique des pamphlets céliniens se doit de répondre par des faits, des apports de la recherche historique et des analyses à des écrits qui, sans cela, resteraient purement et simplement des textes de propagande haineuse et dangereuse. À cet égard, la décision de publier ou non les notes et les commentaires en regard des textes est de haute importance. Le mode de lecture des pamphlets ne serait pas modifié si l’appareil critique était placé en fin de volume. Leurs effets de séduction et de persuasion ne seraient guère affectés.

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Ne pas inscrire ce projet dans cette démarche rigoureuse, ne pas le fonder sur des principes méthodologiques scrupuleux, cela conduirait à conserver leur caractère originel à ces écrits incendiaires: l’incitation à la haine raciale que la Loi punit. Alain Soral, Dieudonné M’Bala M’Bala ou Jean-Marie Le Pen ont été condamnés pour des propos beaucoup moins violents que bien des passages des pamphlets.

Nous n’entretenons pas l’illusion de «convertir» les racistes et/ou antisémites invétérés. Mais nous pensons que la connaissance et l’analyse critique permettent seules d’éclairer les citoyens dans une société démocratique.

Signataires

Marc Angenot, professeur, titulaire de la chaire James McGill d’étude du discours social (Montréal)

Annette Becker, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre

Emmanuel Debono, historien, Paris 1

Annick Duraffour, professeure en CPGE

Philippe Gumplowicz, professeur à l’université d’Évry-Val d’Essonne 

Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS

Grégoire Kauffmann, historien et éditeur, enseignant à Sciences Po Paris

Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à Paris 8

Odile Roynette, maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université Bourgogne-France-Comté

Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS