La République, une théorie politique de l’émancipation

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La République, une théorie politique de l’émancipation



RESUME : L’alternative entre le libéralisme défenseur des libertés individuelles et le socialisme « égalitariste » et tyrannique est une fausse alternative. Le libéralisme s’accommode fort bien de la restriction des libertés politiques et toutes les formes de domination dans la société civile pourvu que la liberté des possédants soit garantie. Au contraire la tradition républicaine, celle pour qui la république n’est pas un vain mot ou un slogan de campagne électorale, met au premier plan la liberté comme non domination. La liberté républicaine est la liberté par la loi qui protège les individus contre toute domination, contre la domination des gouvernants, mais aussi contre la domination issue des rapports de production ou de la structure familiale. En tirant les conséquences pratiques du républicanisme, il est possible de définir pour aujourd’hui une nouvelle politique de l’émancipation humaine.


Le discours républicain est à nouveau à la mode. Tous les candidats aux prochaines présidentielles se disent républicain, y compris celui qui veut liquider la loi de 1905, affirme que la justice sociale est une expression vide et bafoue la plus simple démocratie. Si le républicanisme avait en France une base politique sérieuse au moment où la République devait s’installer et restait confrontée à des ennemis décidés à se débarrasser de la « gueuse », à l’évidence nous ne sommes plus dans la situation de la fin du XIXe siècle, ni dans l’entre-deux guerres mondiales.

Pourtant la République n’est pas seulement un de ces habits du passé dans lesquels le présent cherche toujours à se draper. La référence à la République exprime aussi la recherche d’un nouvel idéal politique opposé au néolibéralisme et à son alter ego communautarien et, en même temps, refusant le simple retour à des utopies révolutionnaires discréditées ou irréalistes. Je voudrais montrer que le républicanisme est une théorie politique, ancrée dans une longue tradition, une théorie qui peut répondre aux questions cruciales auxquelles nos sociétés sont confrontées, à condition d’être retravaillée à partir des débats qui ont traversé le champ de la philosophie politique dans les dernières décennies. Une théorie surtout qui permet de penser à nouveau la très vieille question de l’émancipation.


Les problématiques dominantes

Quand on étudie l’évolution du débat politique théorique des dernières décennies, apparaissent clairement plusieurs problématiques distinctes qui s’entrecroisent souvent.

L’opposition qui domine le XXe siècle est entre libéralisme capitaliste et socialisme portant sur la nature des rapports de propriété et la question des libertés formelles. La formulation la plus brutale est celle qu’en donne Hayek dans La route de la servitude. Plusieurs auteurs tentent de dégager une « troisième voie entre le capitalisme et le « socialisme réellement existant ». Les années 70 voient apparaître d’autres problématiques : face au libéralisme politique de Rawls, les libertariens dans la ligne de Robert Nozick et David Milton plaident pour l’État minimal. Face à l’individualisme d’un Rawls, les communautariens défendent les droits des minorités et critiquent les abstractions libérales.

Ceux que nous désignons et qui se désignent eux-mêmes comme républicanistes se réclament d’une tradition longtemps refoulée qui puise ses racines dans l’humanisme civique dont ils montrent qu’il est, conjointement avec le républicanisme classique, à l’origine de la pensée politique moderne. Les travaux de John Pocock, Quentin Skinner ou Philip Pettit qui ont connu récemment un début de traduction en français sont sans doute parmi les plus représentatifs de ce courant.

 

Le fil de la tradition

Pour définir ce qu’est le républicanisme, on pourrait commencer par rappeler la tradition dans laquelle il s’inscrit. C’est celle d’Aristote et des Politiques et celle de Cicéron, un auteur qui n’est pas seulement un classique sur lequel ont peiné des générations de latinistes, mais aussi celui qui servira de référence, à la fin du Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle à tous ceux qui veulent secouer le joug pesant de la théologie thomiste.
Le terme d’humanisme civique à quoi s’identifie souvent les républicanistes modernes est généralement réservé aux penseurs politiques italiens de la fin du Moyen âge – Dante, Marsile de Padoue, Bartolo da Sassoferato par exemple – et de la Renaissance comme Guichardin et Machiavel. Tous ces penseurs partagent quelques idées-forces :

  • Réhabilitation de la vie politique comme idéal de la vie bonne contre la dévalorisation qu’elle subit depuis Augustin ou contre sa soumission à la hiérarchie des princes eux-mêmes soumis au pape dans la politique de Thomas.
  • Séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.
  • Définition de la république comme ce qui permet de garantir la liberté.

Le républicanisme moderne va trouver ses principaux porte-parole chez les théoriciens de la révolution américaine comme Harrington et chez Rousseau, mais aussi selon certains auteurs, chez Montesquieu et Tocqueville. On pourrait y ajouter Spinoza dont la pensée politique curieusement semble ignorée auteurs républicanistes anglo-saxons alors même qu’elle de systématiser les intuitions de Machiavel, « le très pénétrant Florentin » dont parle le Traité politique.


La liberté négative

Pour comprendre la place spécifique du républicanisme dans le champ des théories politiques, le point de départ obligé est l’élucidation du concept de la liberté en tant qu’elle appartient au champ de la philosophie politique. Schématiquement, on peut admettre que la conception de la liberté propre au libéralisme est, selon la classification d’Isaiah Berlin la liberté négative, c'est-à-dire la liberté de ne pas être empêché d’agir. Pour comprendre la conception libérale de la liberté, il faut remonter à son véritable fondateur, Hobbes, qu’on continue trop souvent de transformer en théoricien de l’absolutisme. La toute puissance du Léviathan hobbesien doit au contraire être comprise comme la délimitation d’une sphère de la liberté, garantie de l’exercice du droit naturel, à l’intérieur même de l’État civil.

Que dit Hobbes ? Le droit de nature, c'est-à-dire « la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre » est liberté. « On entend par liberté, selon la signification propre de ce mot, l’absence d’obstacles extérieurs ». Au contraire, la loi est par définition obligation et doit donc être soigneusement distinguée du droit. C’est pourquoi Hobbes critique ceux qui confondent jus et lex. L’entrée dans l’ordre politique est donc une contrainte, une limitation sévère de la liberté. Les libéraux peuvent ensuite différer sur l’étendue du domaine de cette contrainte étatique. Hobbes n’y voit d’autres limites que ce qui est la cause même du contrat social, à savoir la défense de sa propre vie et de ses entreprises en vue de s’enrichir par sa propre activité, mais s’étend au domaine religieux. D’autres libéraux tenteront de limiter l’emprise de la loi aux fonctions « régaliennes » de l’État. Mais il s’agit de divergences qui s’inscrivent à l’intérieur d’une même problématique.

Pour un libéral de stricte observance, toute conception de la liberté autre que cette liberté négative est potentiellement tyrannique. Cette conception de la liberté négative fonde largement l’opposition développée par Benjamin Constant entre « la liberté des Anciens » et « la liberté des Modernes ». La liberté des Anciens est essentiellement la liberté de participer, à égalité avec les autres citoyens, à la direction des affaires publiques. Elle s’incarne dans la démocratie directe athénienne. La liberté des Modernes au contraire est essentiellement l’absence d’ingérence de l’autorité politique et de toute autre autorité en dehors des domaines absolument nécessaires à la vie commune. Ainsi la liberté de conscience et la liberté de choisir soi-même la vie qu’on veut mener figurent au premier rang de la liberté des Modernes, mais nullement les droits politiques – Benjamin Constant était par ailleurs un défenseur du régime censitaire.

C’est encore la position d’Isaiah Berlin qui critique la conception de la liberté comme autodétermination, comme le fait d’être son propre maître : c’est, selon lui, un idéal soit irréalisable, soit réalisable par l’identification de l’individu à la collectivité ou à l’État. La liberté donc se réduit à pouvoir mener la vie qui me plaît sans ingérence des autres ni du pouvoir politique et nous ne sommes libres que dans la mesure où cette liberté-là nous est garantie. Et si les libéraux admettent comme élément de la liberté la participation à la vie publique, c’est uniquement en ce qu’elle peut être un moyen pour se prémunir contre les ingérences du pouvoir politique. Mais la démocratie et la liberté ne sont nullement liées consubstantiellement chez les penseurs de la liberté négative, dont une partie voit au contraire dans le pouvoir du peuple un spectre effrayant : en effet, le peuple étant généralement pauvre, il usera de sa majorité dans les assemblées pour faire voter des « lois somptuaires » comme on disait à Rome, limitant la richesse des riches et procédant à des redistributions de richesses qui sont vues comme autant d’intolérables atteintes au droit le plus sacré, le droit de propriété.

La liberté négative des libéraux, la liberté comme simple protection de l’individu contre les ingérences, est loin d’être satisfaisante.

  1. On connaît les critiques traditionnelles contre les très formels « droit à » des premières déclarations des droits, critique de Hegel contre le formalisme de l’égalité des droits, critiques de Marx contre les droits de l’homme comme droits du bourgeois égoïste. Contrairement à ce qu’il convenu de dire aujourd’hui où il est de bon ton de traiter Marx en chien crevé, notamment sur cette question des droits de l’homme, la critique de Marx touche souvent juste : elle n’est pas un refus des droits mais une virulente mise en cause de leur total manque d’effectivité dans une société où la masse est réduite à la misère et à l’exploitation et la jouissance réelle des droits réservée à la minorité aisée. Il est indiscutable que la liberté de non-ingérence n’est que la liberté pour le pauvre comme pour le riche de coucher tous les deux sous les ponts, pour reprendre une cinglante remarque d’Anatole France.
  2. (b)    Comme on le sait quand on a lu Hobbes, la liberté comme non-ingérence dans les affaires privées est compatible avec toutes sortes de formes de domination. Elle est compatible avec la dictature sur le plan politique : si vous respectez les lois en vigueur, ni le gouvernement de Pinochet au Chili dans les années 70 et 80, ni l’actuel gouvernement chinois ne s’ingèrent dans la conduite de vos affaires et la vie, les biens et la sécurité de quiconque souhaite s’enrichir sont protégés.
  3. (c)    La liberté de non-ingérence valide tous les contrats passés entre personnes juridiquement libres, indépendamment de l’asymétrie des positions. Si tout le monde meurt de faim, le chanceux qui bénéficie d’une réserve de beurre et de viande pourra vendre ses produits au prix qui lui plaît. Confisquer ses biens pour les redistribuer aux nécessiteux, même avec une indemnisation, serait considéré comme une inadmissible atteinte à ses droits et notamment à ce précieux droit de l’homme qu’est le droit de propriété. On sait quel rôle ce débat a joué pendant la Révolution Française lors du débat « sur les subsistances ».
  4. (d)    Enfin la liberté de non-ingérence repose sur une conception de l’homme très pessimiste … et très discutable. Comme le dit Hobbes, les hommes n’aiment pas la compagnie et donc l’idéal est que les individus mènent des « existences séparées », pour reprendre une expression de Robert Nozick. La vie sociale est présentée comme un pis aller que les individus acceptent seulement dans la mesure où ils y trouvent leur intérêt. Ce pessimisme anthropologique conduit à refuser l’existence d’un bien commun, autre que la défense de cette liberté négative et par conséquent discrédite l’action politique dès qu’elle va au-delà de ces limites et en particulier dès qu’elle se mêle de vouloir protéger les plus faibles ou de corriger les inégalités.

 

L’autodétermination

À cette liberté négative, on a l’habitude d’opposer la liberté comme autodétermination ou encore maîtrise de soi-même, à laquelle on attache, à tort selon moi, le nom de Rousseau. Dans cette conception, la liberté consiste essentiellement dans l’obéissance à la loi civile issue du consentement des citoyens, car obéir à la loi et seulement à la loi, c’est n’obéir à personne. Les partisans de la liberté positive sont en effet soupçonnés d’être des artisans du totalitarisme car 1° la liberté ne découle pas du droit naturel et donc apparaît comme illimitée et 2° puisqu’il n’y a pas chez eux d’antinomie entre la loi et le droit, ils deviennent vite des idolâtres de l’État. La vieille baudruche « Rousseau père de la terreur » a la vie dure.

La tradition politique qui fait de la liberté la capacité de décider est pourtant fort ancienne. On peut la faire remonter à Aristote pour qui être libre c’est vouloir être gouvernant et gouverné tour à tour. Aristote admet que d’autres régimes que le « gouvernement politique », puissent en théorie être meilleurs. Ainsi la monarchie et l’aristocratie peuvent être de bons gouvernements puisque dirigés par des hommes excellents et exempts des incertitudes de décisions soumises aux aléas des sentiments de la masse ou de la capacité persuasive des rhéteurs. Pourtant, Aristote perçoit avec acuité que la meilleure des monarchies est le régime le plus proche de la tyrannie soumise au bon plaisir d’un seul homme et l’aristocratie se transforme presque naturellement en oligarchie, soumise au pouvoir de l’argent.

Le gouvernement républicain peut facilement passer des mains des citoyens vertueux soucieux du bien commun aux mains des individus préoccupés uniquement de leur bien égoïste. Mais cette dégénérescence politique est, au fond, la moins grave, puisque le gouvernement se modère en quelque sorte spontanément du fait de la masse des individus impliqués et du fait que, si un individu est rarement en possession de toutes les vertus, il est plus facile de les trouver réparties dans une large population occupée aux affaires politiques.
Avec plus de continuité qu’on ne dit souvent, Rousseau s’inscrit dans le fil de cette démarche. Mais où la pensée aristotélicienne reste ambiguë, susceptible de multiples interprétations, Rousseau radicalise son propos et fait de la participation de chaque citoyen à la chose publique non seulement la condition de la liberté mais la condition même du contrat social. Si, en effet, il y a inégalité dans la répartition du pouvoir politique, le contrat devient « tyrannique ou vain » puisque la condition n’est plus égale et j’aurai vendu ma liberté naturelle pour un plat de lentilles. Il y a chez Rousseau une véritable identification de la volonté générale avec la volonté de tous qui exclut non seulement toute forme de système aristocratique mais même toute forme de représentation – puisque la volonté ne peut pas être représentée. Le caractère radical de la position de Rousseau ne va pas sans poser de problème. Elle suppose en effet une cité réduite :  tous les citoyens doivent pouvoir être rassemblés mais aussi doivent se connaître … pour pouvoir se surveiller les uns les autres !

Laissons là les contradictions de la philosophie de Rousseau. Elle a une postérité révolutionnaire riche. De la Commune de Paris (celle de 1793 puis celle de 1871) aux soviets de 1905 et 1917 et aux diverses formes de conseils ouvriers allemands et hongrois en 1918/19 ou encore hongrois en 1956, c’est l’expérience de la démocratie directe, de ce pouvoir constituant tel que l’avait rêvé le Contrat Social. C’est aussi cette expérience de l’action politique qui est au cœur de la réflexion de Hannah Arendt, petit détail qu’oublient volontiers tous ceux ont enrôlé Hannah Arendt dans la croisade du néolibéralisme.
Il existe cependant des bonnes raisons d’être méfiant à l’égard de l’idéal de la démocratie directe et permanente. En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Enfin, elle peut souvent assurer l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité. L’existence privée sous le regard des autres dans les communautés auto-administrées n’est pas spécialement réjouissante pour ceux qui ont la mauvaise idée d’être légèrement hérétiques… La république de Genève, chère au cœur de Jean-Jacques se révéla aussi tyrannique contre les « dissidents » que la monarchie absolue.
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la « construction socialiste » en URSS et dans les pays du « socialisme réel ». Il ajoute ceci : « Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “démocratie illimitée”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c'est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son « ordre spontané » de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même, en fait, être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le « constructivisme », il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. »

La liberté républicaine

C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme autodétermination qui redonne toute sa place à la conception républicaine.

S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.

Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Être libre, c’est ne pas être soumis à la domination.

La liberté conçue comme non-domination se distingue et peut même s’opposer à la liberté conçue comme non-ingérence dans la tradition libérale.
Pour un républicaniste, il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente pas une forme de domination, c'est-à-dire « quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ». Une loi faite dans l ‘intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Le code du travail comporte de nombreux articles qui sont une ingérence dans les contrats « libres » entre acheteurs et vendeurs de travail, mais, dans cette relation asymétrique, il protège le plus faible contre le plus fort.

Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Aux libéraux hobbesiens, les républicanistes opposent Harrington pour qui « la liberté au sens propre du terme est la liberté par la loi. »

L’opposition du droit et de la loi est réfutée : on peut être libre en obéissant à la loi, si la loi est faite en vue de l’utilité des citoyens. Inversement, on peut agir à sa guise tout en étant dominé. Un esclave soumis à un maître bienveillant reste un esclave. Dans la mythologie cinématographique du « Deep Old South » américain – genre Autant en emporte le vent, les esclaves soumis à de bons maîtres semblent n’avoir pas à envier les citoyens libres… Inversement, un citoyen peut subir des ingérences de la part de l’État qui n’entament pas sa liberté. Par exemple, en rendant les assurances sociales ou la cotisation retraite obligatoires, l’État limite la liberté négative, la liberté libérale des citoyens, mais il les forces à se mettre à l’abri des coups du sort et leur évite de tomber dans la misère quand il ne peuvent plus travailler.

Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine définie comme non-domination paraît donc susceptible d’unifier les aspirations de la grande majorité.

Reprenant une constatation de Machiavel, on peut dire que les hommes dans leur grande majorité ne veulent pas d’abord gouverner, ils veulent surtout ne pas être gouvernés. De ce point de vue on pourrait rapprocher la conception républicaine de la liberté comme non-domination de la conception libérale de la liberté comme non-ingérence. Mais ce rapprochement resterait superficiel. La liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.

 

Conséquences du républicanisme

Il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché.

Puisque la non-domination est toujours définie dans la relation d’un individu avec tous les autres membres de la société, la liberté comme non-domination est essentiellement une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions dominantes aujourd’hui qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public.

Cependant, la conception républicaniste se méfie du « populisme » ou du communautarisme. Elle est un idéal qui permet de souder une communauté autour de la défense de la loi comme instrument de la liberté, mais elle est un idéal compatible avec les formes pluralistes des sociétés modernes. Ne pas être dominé, c’est évidemment pouvoir choisir la religion, les traditions, les formes de vie qui semblent les meilleures. Mais c’est aussi assurer la possibilité pour chaque individu d’échapper à la « loi » de sa communauté, au poids de la tradition et au filet des relations familiales. Si le libéralisme et le communautarisme apparaissent souvent comme les deux revers de la même médaille, le républicanisme conserve de l’un et de l’autre certains soucis (la liberté individuelle et l’insertion dans la communauté) mais les réfute l’un et l’autre en mettant au premier plan des exigences proprement politiques.
Pour ceux qui se sentent proches de la gauche radicale ou de « la gauche de gauche » chère à feu Pierre Bourdieu, le républicanisme permet tout à la fois de prendre en compte leurs revendications en matière sociale tout en attirant leur attention sur l’importance des institutions politiques. À un certain fétichisme du « mouvement social », il s’agit d’opposer la définition d’un système législatif capable d’assurer à long terme la protection des citoyens contre toutes les formes de la domination.

Pour ceux qui pensent que Marx a encore beaucoup de choses à dire sur notre réalité sociale, on rappellera que le grand combat de la classe ouvrière, celui qui occupe la place centrale dans Le Capital, c’est le combat pour la limitation légale de la journée de travail, c'est-à-dire pour une loi protégeant contre la domination.

En ce sens, donc, le républicanisme peut bien être l’objet d’un « consensus par recoupement ».

 

Le républicanisme et la république réellement existante

L’esquisse que je viens de donner reste assez théorique. Je voudrais pour finir la confronter à quelques questions actuelles brûlantes.

Le républicanisme est évidemment laïque. La non-neutralité de l’État sur le plan religieux représenterait en effet toujours une forme domination sur ceux qui n’appartiennent pas à la religion d’État.

Les formes de tolérances multi-confessionnelles pas plus que la tolérance ne doivent être confondues avec la laïcité : dans ce cas l’État n’exerce pas d’ingérence indue contre telle ou telle croyance, mais ce sont les individus qui seraient livrés à la domination du groupe religieux ou autre auquel ils appartiennent par la naissance. Le républicanisme doit donc être un laïcisme radical.

Encore faut-il s’entendre à ce sujet. La laïcité ne peut rien avoir affaire avec la lutte antireligieuse et je veux ici faire allusion aux formes sournoises qu’ont pris certaines campagnes récentes où la laïcité devient le prétexte pour s’en prendre à une religion en particulier.

La question du communautarisme devrait être considérée avec plus de précautions qu’on ne le fait ordinairement. Pas plus que corps politique n’est la simple coalition d’individus menant une existence séparée (l’État comme syndic de copropriété finançant une société de gardiennage), il ne peut être une coalition de groupes linguistiques ou religieux menant leur vie propre. Mais jusqu’où peut-on interdire aux individus de se regrouper par affinités et de former des communautés. Nous sommes habitués à une républicain très centralisée et très assimilatrice. Parce qu’au fond l’idéal républicain avait toujours en arrière-plan une population relativement homogène et partageant des valeurs communes, en l’occurrence chrétiennes. Il n’est pas certain que demain on pourra continuer de cette façon…


Bibliographie :
Denis COLLIN : Revive la République, Armand Colin, 2005
Denis COLLIN : Morale et justice sociale, Le Seuil, 2001
Nicolas MACHIAVEL : Discours sur la première décade de Tite-Live
Philip PETTIT : Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement. Gallimard, 2004
Quentin SKINNER : Les fondements de la pensée politique moderne, Albin Michel 2001
Jean-Fabien SPITZ : Le moment républicain, Gallimard, 2005