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La France n'est pas en marche, elle se soumet à la marche du monde
Écrit par Pierre-André Taguieff
FIGAROVOX/ANALYSE- Pour le philosophe Pierre-André Taguieff, le « renouvellement », l'« insoumission », la « résistance » et la « révolte » que l'on prétend voir poindre dans la société française sont tout sauf une réalité. Pour lui, la société s'adapte avec calme et résignation à une mondialisation dont elle a perdu toute maîtrise.
On affirme hâtivement, depuis quelques années, que «la droite a gagné la bataille des idées», ce qui, bien entendu, satisfait ceux qui se disent de droite, même s'ils sont convaincus, n'étant pas des gramsciens orthodoxes, qu'il ne suffit pas de prendre le pouvoir culturel pour parvenir au pouvoir politique. Les résultats de la dernière élection présidentielle en témoignent avec éloquence.
Mais le cliché circule aussi à gauche, du moins dans certains milieux de la gauche intellectuelle résiduelle qui ont professionnalisé l'observation des droites, dites extrêmes, réactionnaires ou conservatrices. Cette gauche intellectuelle et culturelle, habituée depuis l'ère mitterrandienne à fréquenter les lieux du pouvoir, s'est sentie menacée durant les pitoyables dernières années du hollandisme.
Poursuivant sa lente et inexorable sortie de l'Histoire, cette gauche a été saisie par la conscience malheureuse. Elle s'est découverte sans doctrine ni chef. Elle qui se célébrait en tant que gardienne de l'intelligence et de la pensée critique, porte-parole des vertus morales et civiques, porteuse d'un avenir radieux, elle qui se glorifiait d'attirer tant de scientifiques, de philosophes, d'artistes et d'écrivains, a dû reconnaître qu'elle ne rayonnait plus.
La grande inquiétude de la gauche intellectuelle
Pour ceux qui se veulent « de gauche », le « bon vieux temps » du confort intellectuel et moral n'est plus. Depuis quelques années, ne croyant plus en elle-même, la gauche voit son adversaire officiel en vainqueur du «combat culturel», ce qui signifie pour elle une descente aux enfers. Littéralement elle n'en revient pas, et craint pour sa survie. Au moins croit-elle avoir identifié la cause de son malheur. Le vieil antifascisme, qui fédérait les gauches, s'est ossifié, perdant toute efficacité symbolique, et l'antiracisme, qui jouait un rôle d'adjuvant ou de substitut, a éclaté en sectes idéologiques mutuellement hostiles.
Pour ceux qui se veulent «de gauche», le «bon vieux temps» du confort intellectuel et moral n'est plus.Ralliée plus ou moins honteusement au libéralisme économique, la gauche de gouvernement, suivie par ses chantres médiatiquement visibles, a abandonné de fait aux nationalistes antimondialistes et aux multiples héritiers du communisme la critique du capitalisme, poursuivie sous d'autres drapeaux (lutte contre le «néolibéralisme», la «mondialisation sauvage», etc.). Avec sa substance, elle a perdu son identité.
Cette gauche sans visage tente cependant de s'en donner un en se reconnaissant bruyamment dans celui du nouveau président de la République, incarnation affichée de la compétence économique et de l'«ouverture» au monde: Emmanuel Macron. Un visage sympathique de dynamique «réconciliateur» de bonne volonté, qui appelle comme tous ses prédécesseurs au «changement», au «rassemblement» et à la «modernisation». Avec ce supplément d'horizon: l'annonce d'une marche triomphale vers le postnational, l'ultime utopie mobilisatrice des élites déterritorialisées.
Mais ce dernier rejeton du progressisme, qui joue du «ni droite ni gauche» tout en se disant «et de droite et de gauche», pourrait bien n'être que l'image floue enveloppant et recouvrant la disparition en cours d'une gauche à la dérive.
Macron? Le pouvoir des jeunes, par les jeunes, pour les jeunes
La diabolisation du nationalisme ne permet pas non plus de constituer un front idéologique dont la gauche politico-intellectuelle serait l'avant-garde: tout le monde, sauf l'extrême gauche marginale, s'affirme désormais «patriote» et attaché à la nation, ce qui revient à dire que le nationalisme, au moins à l'état dilué ou sous une forme euphémisée, est partagé par «la droite» et «la gauche», ainsi que par les partisans de la synthèse vague («et droite et gauche»), nouvelle formule du centrisme et/ou de l'opportunisme promondialisation, repeint aux couleurs du jeunisme.
On a en effet le sentiment que la démocratie, incarnée par «le plus jeune président» d'un pays européen, «optimiste» comme il convient à tout jeune de l'être, tend à se redéfinir en France comme «le pouvoir des jeunes, par les jeunes et pour les jeunes». Et le surgissement de jeunes prédicateurs médiatiques au langage fleuri et vertueux, s'indignant à tout propos et le regard fixé sur l'avenir meilleur (une bonne Europe, une bonne mondialisation, une bonne immigration, etc.), semble confirmer l'hypothèse.
L'anti-nationalisme diabolisant, rejeton de l'antifascisme et de l'antiracisme, a largement perdu en force de mobilisation.
L'anti-nationalisme diabolisant, rejeton de l'antifascisme et de l'antiracisme, a largement perdu en force de mobilisation. Si Marine Le Pen a pu faire peur, et être rejetée même par une partie de ceux qui la suivaient dans ses propositions programmatiques sur la restriction de l'immigration et la lutte contre l'islamisme, c'est avant tout en raison de son incompétence en matière économique, promesse de chaos - dont la sortie de l'euro reste le symbole -, et de ses positions démagogiques sur les questions régaliennes.
Il reste à la gauche, dans toutes ses figures, de recycler pitoyablement, sans être crédible, les vieux slogans communistes centrés sur la dénonciation du «grand capital» ou de la «finance internationale», et de diaboliser le «néolibéralisme», au risque de rejoindre la nouvelle rhétorique du Front national. L'adhésion de la gauche dite «socialiste» aux principes de l'économie de marché lui interdit en principe de donner dans la démagogie néogauchiste.
Mais sans la religion populaire de l'anticapitalisme, la gauche s'effacerait totalement du paysage. Elle est donc condamnée à s'accrocher à cette superstition, qui reste l'opium du «peuple de gauche».
La raison en est éclairée par cette analyse de Joseph de Maistre, défenseur avisé de la religion chrétienne, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821): «La superstition est le bastion avancé de la religion. On n'a pas le droit d'oser le raser. Sans lui, l'ennemi pourrait s'approcher trop près de la véritable fortification.»
Le cœur de l'édifice, pour la gauche, n'est autre que son identité de gauche, condition de son existence. Sa survie tient au talent de ses démagogues attitrés, gardiens de ses masques.
Le triomphe du manichéisme
Refasciser le nouveau Front national est la manière la plus paresseuse de le combattre.
De son côté, l'extrême centre, disons l'axe libéral-social-opportuniste, tente de réinventer une «extrême droite», une «droite extrême» ou une «droite dure» incarnant ses cauchemars, en la dénonçant comme «populiste», terme attrape-tout qui fonctionne aujourd'hui, polémique oblige, comme synonyme de «fascisme».
D'où les récentes tentatives de refasciser le nouveau Front national, ce qui est la manière la plus paresseuse de le combattre. Heureusement pour ses ennemis, le parti néo-lepéniste s'est enchaîné à un programme qui l'entraîne vers le fond, largement emprunté, la crédibilité en moins, aux utopies anticapitalistes d'extrême gauche. La tendance, partagée par les naufragés «socialistes», est également à une extrémisation polémique de la droite libérale, à travers l'argument de la «casse sociale». Le manichéisme le plus sommaire est de retour, sous diverses formes. Il structure notamment les visions du monde respectives des mouvements qui ont survécu à la déroute des deux grands partis de droite et de gauche: le Front national «mariniste» et En marche!, dont le point commun est de se définir par le «ni droite ni gauche».
À l'opposition lepéniste entre les «mondialistes» et les «patriotes» répond la vision manichéenne des macronistes, résumée par leur guide spirituel évoquant le 5 mai 2017 «cette polarité réelle entre un parti d'extrême droite, réactionnaire, nationaliste, anti-européen, antirépublicain, et un parti progressiste, patriote, pro-européen, qui réconcilie la gauche de gouvernement, une partie de la droite sociale, pro-européenne, une partie d'ailleurs du gaullisme, et le centre». Rappel du principe qu'on ne peut réconcilier qu'en excluant ceux qu'on juge irréconciliables par nature, à jamais perdus pour l'union nationale promise.
La nouvelle fête de la Fédération, en version communicationnelle, n'est pas pour tout le monde.
Dans le camp du Bien, les rediabolisateurs à pas feutrés ou à front de taureau sont au travail, s'efforçant de mobiliser les indignations morales et de monopoliser la posture morale. Le propre du néo-antifascisme, c'est qu'il est un aliment de propagande susceptible d'être indéfiniment réchauffé pour accommoder les plats les plus divers.
Cette gauche intellectuelle qui ne comprend pas l'indépendance.
Certains d'entre eux continuent bizarrement de se dire «de gauche», d'autres affirment leur hostilité envers le «progressisme» revendiqué par les gauches, quelques-uns s'avouent «conservateurs». Rares sont ceux qui se reconnaissent dans un parti de droite. C'est pourquoi la défaite reconnue de la gauche n'est nullement le résultat d'une quelconque stratégie culturelle conduite par ses adversaires politiques désignés ou déclarés.
Elle n'est que la conséquence d'un vaste processus de dissipation, de sclérose et de décomposition conflictuelle qui ne saurait être attribué à cet acteur étranger et inquiétant: «la droite». Celle-ci, installée depuis longtemps dans l'opportunisme, le clientélisme et les combinaisons électorales, ne saurait être tenue pour responsable de sa victoire supposée dans les esprits.
A l'instar de la gauche, la droite n'a rien d'un sujet pensant et agissant dans l'espace des débats et des controverses où il est question des choses sérieuses - science, philosophie, littérature et arts. Cet espace immatériel où s'est réfugiée la pensée n'a rien à voir avec les insignifiantes tables rondes où s'affrontent de pâles et fades créatures du monde médiatique, de frétillants conseillers en communication, des «experts» péremptoires (sondologues lénifiants ou démographes en folie), des courtisans métastables et des militants politiques à l'esprit rigide, baptisés «intellectuels», parlant le jargon de bois de leur parti, de leur mouvement ou de leur «assoss».
Ceux qui pensent sont désormais des non encartés, des esprits libres, sans appartenances partisanes, des engagés désengagés. Ils ne sont pas partie prenante du spectacle politique. Ils ont cessé d'adhérer. Une pensée militante est une piètre pensée.
La surprise d'avoir désormais des contradicteurs
Si l'on transforme la proposition en question, «La droite a-t-elle gagné la bataille des idées?», il reste encore à préciser quelle est la droite susceptible d'être victorieuse dans cette bataille. Car il y a plusieurs droites, si du moins l'on peut s'entendre sur le sens à donner à cette catégorisation confuse, «la droite». On ne sait pas de quoi l'on parle lorsqu'on fait simplement référence à «la droite».
Il n'y a pas de batailles d'idées, à défaut de combattants, parce que les médias restent largement acquis à la gauche culturelle et intellectuelle.
Parle-t-on d'une droite libérale et réformiste, voire progressiste, d'une droite conservatrice, d'une droite nationaliste, d'une droite autoritaire, d'une droite traditionaliste ou réactionnaire? Sans oublier la figure oxymorique qu'est la droite «ni droite ni gauche»: le néogaullisme.
Supposons cependant qu'on ait réglé le problème de la catégorisation, ce qui est fort peu probable. On découvre alors le pot aux roses: il n'y a pas de batailles d'idées, à défaut de combattants, parce que les médias restent largement acquis à la gauche culturelle et intellectuelle, et sont enclins à inviter ou à privilégier les intervenants qui leur ressemblent.
Précisons: à n'importe quelle gauche, «modérée» ou «extrême», à la gauche tamisée ou à la gauche frénétique. Les installés de gauche sont les dominants, qui se sentent néanmoins assiégés. Ce seul sentiment leur donne de l'énergie, celle de rester en place malgré tout et à tout prix. La relative macronisation des esprits leur permet de reprendre espoir.
La puissance de séduction d'un acteur politique a notamment pour effet de paralyser la faculté de distinguer l'important du secondaire et l'essentiel de l'accidentel. On doit à la lucidité de l'écrivain algérien Boualem Sansal, par un article paru le 8 mai 2017 dans le New York Times, de nous avoir rappelé à la dure réalité au milieu des effusions lyriques, de l'indifférence cynique et des soupirs de soulagement: «La France ne se gouverne plus elle-même ; l'Europe a toujours son mot à dire.
La mondialisation fait que la terre ne tourne plus que dans un sens (…). Voilà pourquoi il importait que soient débattus durant la campagne présidentielle tous ces thèmes mondialisés: l'islamisation, le terrorisme, le réchauffement climatique, la migration, l'affaiblissement des institutions multilatérales. Mais ceux-ci ont à peine été évoqués. Peut-être était-ce à cause d'un sentiment d'impuissance face à ces problèmes. Mais le fait de ne pouvoir rien y changer n'est pas une raison de ne pas y regarder.»
En Marche vers le moralisme
Face à ceux qu'elle perçoit ou désigne comme ses ennemis, la gauche aux idées mortes mais au pouvoir culturel inentamé recourt à deux stratégies. Si la stratégie du silence assassin ne fonctionne pas, elle s'engage dans une guerre verbale qui, menée à sens unique, consiste à lancer des rumeurs malveillantes, des campagnes de diffamation, des anathèmes, à procéder à des dénonciations publiques, à des excommunications visant «la droite» («dure», «extrême», «éternelle», etc.) et ses représentants supposés.
On s'indigne, on dénonce et on condamne sur la place publique. La mise à mort symbolique de François Fillon, dont le programme n'a jamais été discuté, en fournit un terrible exemple. Le moralisme triomphe, le discours édifiant s'étend et se banalise. Rien là qui ressemble, de près ou de loin, à une «bataille d'idées». L'impératif du «faire barrage» relève d'une déontologie de douanier, et la métaphore de la «ligne jaune» (ou rouge») de la vision policière du monde.
En s'enfermant dans la langue de bois europhobe et antimondialiste de son parti tout en s'abandonnant à sa violence verbale, Marine Le Pen a été contre-productive.
Une fois de plus, le terrorisme émotionnel s'exerce, et ses champs d'exercice sont multiples. La prestation ratée de Marine Le Pen, le 4 mai 2017, en a fourni une illustration plutôt grossière. En s'enfermant dans la langue de bois europhobe et antimondialiste de son parti tout en s'abandonnant à sa violence verbale, elle a été contre-productive, se désignant elle-même comme une démagogue d'extrême droite. Mais ce terrorisme peut aussi s'exercer d'une manière subtile, en se masquant derrière les appels à la «raison» et au «progrès».
Le contradicteur ne peut être qu'un ennemi, et l'ennemi ne peut qu'être l'incarnation de l'irrationnel, de l'archaïsme ou du passéisme, du mensonge, de la «postvérité». Le propre des démagogues de gauche, c'est qu'ils dénoncent avec véhémence, sans vergogne, la démagogie du camp d'en face, quitte à l'inventer quand elle est inexistante. Le paradoxe est triste, hélas: la gauche a perdu la bataille des idées, mais la droite ne l'a pas gagnée. Les nationalistes identitaires et souverainistes non plus.
Le 9 mai 2017, le site «Sauvons l'Europe», affichant son «engagement pro-européen et progressiste», ne cachait pas son enthousiasme: «Voici Emmanuel Macron élu! Face au parti de la division, du repli et de la haine, il a porté haut la République, l'héritage des Lumières et le drapeau européen. Tous ceux qui s'engagent pour une société de progrès ne peuvent que se féliciter de cette victoire.»
L'Europe, les Lumières, la République, le Progrès: toutes les bonnes idoles modernes sont, aux yeux des enthousiastes de l'époque, au rendez-vous de l'Histoire. Ajoutons-y le pragmatisme et l'optimisme revendiqués en tant que fondements de la nouvelle sagesse historique, et l'invocation de quatre grands mots scintillants: changement, renouvellement, rassemblement, réconciliation.
Et gardons-nous d'oublier la «bienveillance» opposée à la division et à la discorde: qui oserait être contre? Quant à la référence à «l'amour», on admire l'audacieux orateur. C'est avec ces ingrédients qu'on fabrique le nouveau grand récit annonçant le désormais fameux «futur désirable», ersatz du trop stalinien «avenir radieux».
Applaudissant l'heureux élu, la ministre socialiste de l'Environnement, animatrice de l'association «Désirs d'avenir» lancée en décembre 2005, ne s'y est pas trompée. Un chef d'État armé d'autant de bons sentiments et de bonnes intentions ne peut qu'être aimé comme il déclare aimer. «Je vous servirai avec amour», a-t-il déclaré le 7 mai peu après l'annonce de sa victoire.
Il paraît même que le «message d'amour» du jeune président français donne de l'espoir à ceux qui, en Inde, rejettent «le darwinisme électoral écœurant» du parti nationaliste au pouvoir à Delhi.
Notons au passage que, délivré par un chef d'État, ce message christique est pour le moins hétérodoxe, eu égard au principe d'une séparation de l'autorité temporelle et de l'autorité spirituelle: «Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (Matthieu 22: 21). Mais peut-être devons-nous reconnaître ici l'accomplissement d'une vision nietzschéenne: «Le César romain avec l'âme du Christ» (été-automne 1884).
Les Français élisent celui qui leur raconte l'histoire qu'ils ont envie d'entendre, à condition qu'il soit fondé à le faire. » François Mitterrand.
Il ne s'agit donc pas seulement de «changer d'air» par une injection de jeunisme dans le vieux système politique vermoulu: il s'agit moins modestement de «changer d'ère», comme on l'a entendu çà et là dans les rangs macroniens. C'est l'occasion de rappeler qu'à propos de l'élection présidentielle au suffrage universel direct, le machiavélien François Mitterrand avait dit à ses proches: «Les Français élisent celui qui leur raconte l'histoire qu'ils ont envie d'entendre, à condition qu'il soit fondé à le faire.»
La compétence économico-financière reconnue suffit aujourd'hui à conférer l'autorité et la légitimité requises, et le grand récit rassurant est servi avec grâce, chiffrage et courtoisie. Les masses votantes ne peuvent qu'être reconnaissantes au grand chef: en témoigne son «élection triomphale», comme on lit dans les gazettes. Après sa victoire, le chef du mouvement macroniste ne peut qu'avancer vers la gloire. Voilà qui semble prouver qu'un bon usage du narcissisme est possible, lorsque le sujet a suffisamment d'audace, de sang-froid et d'intelligence tactico-stratégique.
Les fanfarons de tous bords appellent bruyamment à la révolte, à l'insoumission, à la résistance. Vu de haut, le paysage politique français semble en ébullition, peuplé de rebelles, de contestataires, voire de révolutionnaires, de gens en colère, refusant d'accepter un monde injuste. Les observateurs étrangers parlent avec admiration ou apitoiement de cette «France rebelle», supposée peuplée de «réactionnaires» et d'«insoumis». La réalité est tout autre.
La véritable idéologie dominante, celle qui a fait gagner l'élection présidentielle au candidat d'En marche!, c'est l'adaptationnisme. L'adaptation au changement qui se fait sans nous et se fera malgré nous, tel est le contenu de l'impératif gagnant. La soumission joyeuse à la marche fatale du monde, tel est l'horizon indépassable de l'ère Macron qui s'ouvre. C'est la revanche des masses, qui suivent ceux qui paraissent nager dans le sens du courant, comme les poissons morts, ces maîtres de sagesse méconnus.
Quand on descend un fleuve tumultueux, le combat des idées fait place à une idée fixe: ne pas sombrer. Jouer de la flûte est recommandé.
Pierre André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Son dernier ouvrage s'intitule Céline, la race, le Juif, coécrit avec Annick Duraffour (Fayard, 2017)