A propos du livre de Pierre-André Taguieff « Macron: miracle ou mirage?». Deux analyses :

Attention, ouverture dans une nouvelle fenêtre. PDFImprimerEnvoyer

1° Éric Zemmour: «Macron ou le moment orléaniste»

C'était une publicité pour la banque du CIC: «Parce que le monde bouge… Construisons dans un monde qui bouge». Dans son dernier ouvrage, Pierre-André Taguieff, non sans malice mais non sans pertinence, accole ce slogan publicitaire à la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron. Tout y est, en effet, dans la forme comme dans le fond.

Alexandre Devecchio : « penser Macron et le nouveau monde »

Comme des lapins éblouis par les phares de la voiture, la plupart des commentateurs sont restés sidérés par la victoire surprise d’Emmanuel Macron. Rares sont ceux qui ont tenté de comprendre le phénomène au-delà du récit hagiographique de son ascension fulgurante.S’extraire du petit théâtre politique et de l’emprise de la communication pour restituer l’événement dans le temps long de l’Histoire, c’est la tâche entreprise par deux des penseurs les plus importants de leur génération : Pierre-André Taguieff et Régis Debray.

 1° Éric Zemmour: «Macron ou le moment orléaniste»

C'était une publicité pour la banque du CIC: «Parce que le monde bouge… Construisons dans un monde qui bouge». Dans son dernier ouvrage, Pierre-André Taguieff, non sans malice mais non sans pertinence, accole ce slogan publicitaire à la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron. Tout y est, en effet, dans la forme comme dans le fond.

Dans la forme, les équipes d'En marche! sont imprégnées de cette culture managériale et publicitaire, venue d'Amérique, qui cultive le slogan, de préférence en globish, comme manière de penser, de s'exprimer, et marque de fabrique. Dans le fond, l'adaptation au monde, à la mondialisation, à son idéologie libre-échangiste et sans-frontiériste, son obsession de l'ouverture et du changement permanent furent bien le fond de sauce intellectuel de la campagne macronienne. L'honnêteté oblige à dire que notre nouveau président n'est pas le premier à avoir adopté ce credo, Sarkozy, sur un mode surexcité, et Hollande, sur un mode lénifiant, l'avaient précédé. Taguieff lui-même avait d'ailleurs forgé ce néologisme fort expressif de «bougisme» pour désigner le comportement personnel et la pratique politique de Nicolas Sarkozy à l'Élysée.

C'est d'ailleurs en cela que Macron est plus un continuateur qu'un transgresseur. Un héritier plus qu'un fondateur. Taguieff le note après d'autres. C'est d'ailleurs la limite de cet ouvrage: il n'y a rien de neuf. Notre auteur semble collationner diverses analyses suscitées par le phénomène Macron, dans les revues ou les journaux, jusque dans nos colonnes. Macron est bien, comme l'a vu l'auteur, l'héritier de la deuxième gauche, longtemps incarnée par Michel Rocard, voire DSK, inspirée par les travaux de la sociologie moderniste d'Alain Touraine et des actions du syndicat CFDT. «La gauche américaine», disait naguère Chevènement, quand il y avait encore une gauche proprement française.

Macron est bien, ainsi que l'analyse aussi Taguieff, l'homme de la bourgeoisie, à la fois son socle électoral et son terreau idéologique. Ou plutôt les bourgeoisies, car Taguieff ne note pas assez l'exploit: Macron a réussi à rassembler les bourgeoisies, de droite et de gauche, la bourgeoisie d'argent et la bourgeoisie bobo, celle qui est libérale pour payer moins d'impôts, et celle qui est libertaire, pour être «cool» et tolérante. Macron, ou «l'homme providentiel des gagnants», selon la formule heureuse de notre auteur.

Macron est l'incarnation d'un moment orléaniste. 2017 rejoue la scène inaugurale de 1830. Il est Louis-Philippe qui attire à lui le centre droit et le centre gauche, les orléanistes et les républicains modérés, pour mieux repousser les légitimistes fidèles à Charles X, comme Chateaubriand, et les républicains pur sucre. En termes actuels, Macron est l'homme des centres qui repousse les extrêmes, le Front national et La France insoumise.

   On sait depuis Sarkozy au moins que l'hyperprésident français est devenu en vérité un hypoprésident. C'est d'ailleurs une des causes majeures du désenchantement démocratique en France : le peuple croit encore élire un roi et il découvre très vite qu'il n'a sous la main qu'un roitelet

L'originalité de Taguieff n'est pas tant dans ses analyses du phénomène Macron stricto sensu que dans ses digressions. Digressions sur le progrès, le populisme, les stratégies des islamistes. Digressions fouillées, argumentées, passionnées et passionnantes, qui ne surprendront pas les aficionados de notre auteur, mais qui séduiront les béotiens venus à Taguieff par Macron. Dans ces pages remarquables, on plonge au cœur de l'impensé macronien, que ce soit les limites, accusées depuis pourtant la guerre de 1914, du concept de progrès, et surtout, son ignorance et même son incompréhension, de ce qui se joue autour de l'islam et des questions identitaires qui travaillent sourdement et inexorablement notre pays, et tout l'Occident, en dépit des dénégations des bien-pensants et des stratégies d'occultation médiatique fort efficaces.

Notre auteur est d'abord un grand lecteur, même si on doit parfois trier dans la profusion de références et de notes et si sa langue n'est pas toujours limpide. Il se laisse parfois lui-même emporter par la richesse de ses sources et analyses, tombant à son tour, comme son sujet, dans le fameux «et en même temps», source d'ambiguïté et de confusion. Ainsi peut-il en même temps élaborer une critique sarcastique du suffrage universel et de ceux qui, dans le passé, l'ont instrumentalisé pour légitimer leur pouvoir autoritaire, et dénoncer le mépris de Macron et de ses hommes pour le peuple et son expression politique, le suffrage universel. Taguieff dénonce à plusieurs reprises les tendances autoritaires, voire autoritaristes, du nouveau président, et en même temps il sait trop bien et regrette depuis trop longtemps que l'Europe ait dépouillé notre pays et ses dirigeants de l'essentiel de ses prérogatives. On sait depuis Sarkozy au moins que l'hyperprésident français est devenu en vérité un hypoprésident. C'est d'ailleurs une des causes majeures du désenchantement démocratique en France: le peuple croit encore élire un roi et il découvre très vite qu'il n'a sous la main qu'un roitelet. Macron en fera l'expérience amère comme Sarkozy. Il y a incompatibilité entre l'esprit de la Ve République gaullienne et la réalité de ce qu'est devenue la souveraineté nationale, dépecée par l'action conjointe depuis trente ans de la décentralisation, de l'européisation et de la judiciarisation. C'est ce qui permet d'ailleurs à Taguieff de toucher Macron au cœur en citant Sophocle: «Je n'ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances creuses.» Espérances creuses car Macron est l'homme du pragmatisme dévoyé en simple respect de ce qui marche et est rentable ; l'homme de l'adaptabilité au monde tel qu'il est, soumis aux oligarchies financières.

À la fin du livre, on a la confirmation de l'intuition qu'on avait eue dès la lecture des premières pages: Pierre-André Taguieff n'est pas un des chantres énamourés de notre nouveau président. Il est vrai que ceux-ci sont déjà assez nombreux et, souvent, assez ridicules, pour qu'on n'ait pas envie de les rejoindre.

«Macron: miracle ou mirage?» Pierre-André Taguieff. L'observatoire. 292 P., 18 €Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 07/09/2017.

2° Alexandre Devecchio : « penser Macron et le nouveau monde »

Comme des lapins éblouis par les phares de la voiture, la plupart des commentateurs sont restés sidérés par la victoire surprise d’Emmanuel Macron. Rares sont ceux qui ont tenté de comprendre le phénomène au-delà du récit hagiographique de son ascension fulgurante.S’extraire du petit théâtre politique et de l’emprise de la communication pour restituer l’événement dans le temps long de l’Histoire, c’est la tâche entreprise par deux des penseurs les plus importants de leur génération : Pierre-André Taguieff et Régis Debray.

Leurs visions, puissantes et distanciées, se complètent pour dresser un tableau du macronisme, mais aussi de son époque. Dans Macron : miracle ou mirage ?, Pierre-André Taguieff explore différenteshypothèses pour comprendre « la marche triomphale » d’Emmanuel Macron. La première, relayée par le prince lui-même et ses soutiens, fait de Macron une sorte de « miracle ». Tel un nouveau de Gaulle, il aurait surgi « des profondeurs de la nation » pour « redonner du sang neuf et de l’espoir au peuple français ». Une hypothèse bien vite écartée par Taguieff, qui ne croit pas au miracle et décèle plutôt un mirage. Loin d’être un sursaut démocratique, l’élection de Macron lui apparaît, au contraire, comme le produit de la décomposition du système politique français. Depuis le tournant de la rigueur de François Mitterrand en 1983, la gauche et la droite n’ont cessé de converger sur fond de construction européenne. A la question « Qu’est-ce qui va changer si la droite l’emporte ? », celui qui s’inscrit dans la même filiation, Dominique Strauss-Kahn, alors ministre socialiste de l’Industrie et du Commerce extérieur, répondait déjà en 1993 : « Rien. Leur politique économique ne sera pas très différente de la nôtre. » La litanie des alternances décevantes et l’absence de véritables alternatives proposées par les partis de gouvernement ont conduit à l’implosion de ces derniers. Habile stratège, Macron a su profiter de la brèche. Il a entonné la petite musique du changement et s’est présenté comme l’homme nouveau du nouveau monde. Mais, pour Taguieff, « l’illusion démocratique » se dissipe déjà. Derrière les discours transgressifs de rupture et la célébration du changement, l’horizon

indépassable du meilleur des mondes et de l’Europe techno-marchande. « Aurons-nous le courage de pas nous satisfaire de cette trompeuse bonne nouvelle ? De refuser d’absorber les potions idéologiques qui apaisent endorment », s’interroge Taguieff. « Non », semble lui répondre Régis Debray dans un court essai aussi alerte que résigné. Car, pour le médiologue, l’élection de Macron est le résultat d’une profonde mutation culturelle. Dans son précédent livre, justement intitulé Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, il faisait le constat de la dissolution de notre identité nationale dans la culture mondialisée anglo-saxonne. Dans » Le Nouveau Pouvoir », Debray poursuit dans la même veine. L’élection de Macron marque la fin de la France catholique et républicaine et le triomphe du néoprotestantisme en Europe. Désormais, nous sommes tous des Américains, mais aussi des Scandinaves : « liberté, égalité, fraternité » s’accompagne de « probité, chasteté, sobriété ». On pourra lui objecter que la chute de Macron dans les sondages témoigne d’une certaine résistance du « monde d’hier ». Comme si la France, malgré tout, voulait rester plus « gallo » que « ricaine ».

Le Figaro Magazine - vendredi 8 septembre 2017

Macron : mirage ou miracle ?, de Pierre-André Taguieff, Editions de l’Observatoire, 362 p., 18 €.
Le Nouveau Pouvoir, de Régis Debray, Editions du Cerf, 93 p., 8 €.