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Race, un mot de trop, CNRS éditions. En librairie le 12 septembre
Écrit par Pierre-André Taguieff
Dans la culture savante occidentale, depuis la fin du XIXe siècle, la notion de "races humaines", régulièrement déclarée morte, ne cesse de ressusciter, de revenir à l'ordre du jour sous des formes différentes, qu'il s'agisse de représentations scientifiques ou d'interprétations idéologico-politiques liées au colonialisme, au nationalisme ou au racisme, et bien sûr de vocables divers qui, jugés plus acceptables, sont souvent dérivés, depuis le milieu des années 1930, du mot "ethnie".
En tant qu'outil intellectuel permettant de décrire la diversité humaine, la catégorie de race pouvait paraître indispensable aux naturalistes et aux anthropologues non moins qu'aux voyageurs, aux historiens et aux géographes, et ce, dès l'époque des Lumières. (...)
Si l'idée de race est devenue suspecte, c'est parce que le "racisme", avant même l'apparition du mot en langue française, au sens qu'il a toujours aujourd'hui, entre 1922 et 1925 - ainsi que je l'ai établi dans La Force du préjugé -, a suscité indignation et condamnation morale. Dans la thèse de l'inégalité des races comme dans celle de la lutte des races, il était facile d'apercevoir la charge de haine et de mépris dont on pouvait craindre à juste titre qu'elle justifiât des injustices ou des violences. D'où la forte péjoration attachée au mot "race" lui-même.
Ce qui, dès la fin du XIXe siècle, a fait l'objet d'un examen critique doublé d'une dénonciation politico-morale, c'est le "préjugé des races", la "théorie des races", la "philosophie des races" ou la "doctrine des races", premières dénominations du racisme comme phénomène idéologique. Les libéraux comme certains socialistes, tenants de la vision progressiste de la marche de l'Histoire, ne pouvaient accepter la principale conséquence morale et politique de la thèse de la toute-puissance de l'hérédité présupposée par les théoriciens de la race, à savoir un fatalisme doublé d'un pessimisme radical : croire qu'il existe des hérédités raciales intangibles engage à baisser ou croiser les bras devant quelque chose comme une nouvelle figure du Destin.
Cette biologisation de la fatalité était le principal reproche fait par Alexis de Tocqueville (1805-1859), dès le 11 octobre 1853, au "système" d'Arthur de Gobineau (1816-1882) dont il venait de lire les deux premiers volumes de l'Essai sur l'inégalité des races (parus respectivement en juin et en juillet 1853) :
"Je ne vous ai jamais caché du reste, que j'avais un grand préjugé contre tout ce qui me paraît être votre idée-mère, laquelle me semble, je l'avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même un des plus dangereux membres, puisque c'est la fatalité de la constitution appliquée, non plus à l'individu seulement, mais à ces collections d'individus qu'on nomme des races et qui vivent toujours."
(...) Comme l'a noté l'historienne Madeleine Rebérioux, le mot "race", au XXe siècle, est porteur de plusieurs "mémoires", en France comme ailleurs. Mais ces "mémoires" associées au mot "race" ne s'additionnent pas nécessairement, elles ne fusionnent pas non plus pour fonder ce que les antiracistes militants appelle la "lutte contre tous les racismes". Ce qu'une analyse historique froide permet de mettre en évidence, c'est bien plutôt l'existence de diverses traditions antiracistes qui peuvent s'avérer contradictoires entre elles.
Dans les milieux se déclarant "antiracistes", l'appel à définir scientifiquement le concept de race, contre ses mythologisations par les nazis, s'est accompagné de l'idée de remplacer le mot "race", jugé aussi dangereux que confus, par d'autres mots, idéologiquement neutres. Le sens du mot "race" est assurément flou et ses connotations multiples difficilement contrôlables. Il faut cependant avoir à l'esprit que "la plupart de nos termes expriment des notions vagues aux limites floues", mais que "cette caractéristique est le plus souvent insoupçonnée car, en pratique, elle ne soulève guère de problèmes" (Stéphane Ferret). Il n'en va pas de même avec le mot "race", en raison de ses fortes connotations idéologiques.
(...) Qui dit "race" se dévoile comme "raciste" : tel est le postulat en forme de raccourci qui, depuis le début des années 1970, s'est installé progressivement dans l'argumentation antiraciste.
L'offensive lancée au nom du savoir scientifique a inclus des mesures de réforme du vocabulaire, jugées indispensables pour faire triompher la vérité et faire reculer la haine. Les "querelles de mots" ne sont guère ici que la face visible, faussement claire, de controverses de divers ordres qui s'entrecroisent, relevant du scientifique, du politique et de l'éthique. Ces substitutions lexicales stratégiques se sont progressivement intégrées dans la rhétorique antiraciste pour devenir, à la fin du XXe siècle, l'une des principales méthodes de lutte contre le racisme. Celle-ci implique d'éliminer progressivement le mot "race", considéré comme un "gros mot" et un mot dangereux, non seulement dans les textes officiels et les manuels scolaires, mais aussi, par l'effet d'une censure intériorisée, dans le langage ordinaire. Il s'agit de savoir si cette méthode de lutte est théoriquement bien fondée et si elle peut prétendre à l'efficacité symbolique qu'en attendent ses promoteurs.
(...) Avec Étienne Balibar et Chantal Delsol notamment, j'ai clairement argumenté [en 1992] contre la suppression du mot "race", tout en reconnaissant l'existence d'un problème aux multiples dimensions. Du côté "éliminativiste", le constitutionnaliste Olivier Duhamel a proposé cette reformulation : "La République assure l'égalité devant la loi sans discrimination de quelque nature que ce soit." Mais ces débats de haut niveau n'ont abouti à aucune proposition consensuelle.
(...) En 2008, à l'occasion de la révision constitutionnelle, la gauche tente une nouvelle offensive. (...) Cette relance du projet "éliminativiste" se heurte une nouvelle fois à une forte opposition, à droite mais aussi à gauche, en la personne du très respecté Robert Badinter. Les partisans de la suppression, dans les milieux communistes et socialistes, restent cependant mobilisés, attendant le moment favorable. C'est ainsi que, le 10 mars 2012, affirmant qu'"il n'y a pas de place dans la République pour la race", le candidat à l'élection présidentielle François Hollande fait de la suppression du mot "race" du texte de la Constitution française l'un de ses thèmes de campagne.
(...) Au nom du groupe socialiste au Sénat dont il est le président, Patrick Kanner a émis en avril 2018 un certain nombre de propositions en vue de la révision constitutionnelle : le principe de l'égalité femmes-hommes, celui de la protection de l'environnement, celui de la neutralité du Net, etc. Parmi ces propositions, on retrouve les promesses du candidat François Hollande en 2012, comme la suppression du mot "race" de la Constitution ou le droit de vote des étrangers aux élections locales, deux "idées" qui traînent à gauche depuis les années 1980. Pour justifier ces propositions nées d'un recyclage paresseux, Patrick Kanner a cru bon de déclarer, donnant dans l'aveu involontaire : "On veut montrer aux électeurs qui nous ont évacués il y a quelques mois qu'on est encore présents et qu'on a des idées à porter." Cette "idée" d'un nettoyage lexical continue donc d'être "portée", à défaut de faire encore rêver. Mais c'est sous la présidence d'Emmanuel Macron que le projet d'élimination du mot indigne va se réaliser, dans le cadre de la nouvelle réforme constitutionnelle.
(...) Le 27 juin 2018, lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle par la Commission des lois de l'Assemblée nationale, les députés votaient à l'unanimité pour la suppression du mot "race" de l'article premier de la Constitution. Deux arguments principaux ont été avancés, le premier, le plus attendu, étant celui de la négation de l'existence réelle des races humaines par les généticiens connus des députés, le second, formulé dans leur amendement par les députés de LaREM, étant que la "persistance" de la mention du mot "race" serait aujourd'hui "mal comprise, à rebours de l'intention initiale", laquelle, en 1946, était d'affirmer l'égalité des races, de condamner les discriminations et de rejeter les doctrines racistes.
(...) Avant d'entrer avec enthousiasme dans l'âge de l'"éliminativisme", les antiracistes militants se sont laissés tenter par ce que j'appellerai le "remplacisme", qui consiste, sur le front lexical, à remplacer un mauvais terme par un bon. Cette stratégie antiraciste centrée sur la réforme du vocabulaire fut mise au point vers le milieu des années 1930, lorsque le biologiste Julian Huxley et l'anthropologue Alfred Haddon, dans leur essai intitulé Nous, Européens, proposèrent, pour lutter contre les usages politiques des classifications raciales par les nazis, de substituer l'expression "groupe ethnique" au mot "race" et, corrélativement, l'adjectif "ethnique" à "racial". Pour justifier leur modeste proposition de réforme antiraciste du vocabulaire, Huxley et Haddon, déplorant la "confusion lamentable entre les idées de race, de culture et de nation", commencent par souligner le caractère flou de la notion de "race" appliquée à l'étude de l'espèce humaine :
"Étant données les circonstances, il est fort désirable que le terme de "race", appliqué aux groupes humains, soit abandonné par le vocabulaire de la science. Son emploi, comme terme scientifique, a une origine double. D'une part, il représente simplement l'emprunt d'un terme populaire, et d'autre part, il constitue une tentative en vue d'appliquer le concept biologique de "variété" ou de "race géographique" à l'homme. Mais le terme populaire est tellement imprécis qu'il se révèle comme impossible à utiliser, et l'analyse scientifique des populations humaines montre que les variations, chez l'homme, se sont produites suivant des voies toutes différentes de celles qui sont caractéristiques des autres animaux."
(...) Dans leur examen critique du racisme, réduit pour l'essentiel au "dogme de l'inégalité des races", les premières Déclarations de l'Unesco employaient cependant le mot "race" avec certaines précautions, sans le récuser totalement mais en le redéfinissant "scientifiquement". Le camp "prohibitionniste", "abolitionniste" ou "éliminativiste" était encore minoritaire dans la communauté scientifique.
(...) Pour les généticiens engagés dans l'antiracisme, l'évidence est bien partagée dans la période qui s'ouvre au début des années 1970 : il suffit de disqualifier scientifiquement la catégorie de "race humaine" pour priver le racisme de toute légitimité, en le réduisant à un mythe, une idéologie trompeuse, un ensemble sans consistance de représentations chimériques et de jugements faux. Pour gagner la guerre contre le racisme, il faudrait faire confiance à la science, et à elle seule.
(...) Bien sûr, tous les généticiens ne sont pas naïfs au point de croire que l'élimination du mot "race" constitue la solution la plus simple du problème du racisme.
(...) Supprimer par exemple le mot "race" de la Constitution tout en y conservant le mot "origine" ne fait qu'ajouter à l'équivocité de la référence, l'origine pouvant être "raciale", "nationale", "ethnique", etc.