Présentation
Recherche
Gilets jaunes : Il faut distinguer le complotisme banal du complotisme intellectualisé
Écrit par Pierre-André Taguieff
Philosophe et historien des idées, Pierre-André Taguieff* analyse la récente enquête de l'ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch sur le rapport des "gilets jaunes" aux théories du complot.
Revue des Deux Mondes – La récente enquête réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch avance des chiffres éloquents conduisant à penser qu’une partie des « gilets jaunes » est plus perméable que la moyenne aux théories du complot. Quel regard portez-vous sur cette enquête ? Cette étude suffit-elle à déterminer un éventuel lien entre l’adhésion au mouvement social et les théories du complot ? Et plus généralement entre le populisme et le complotisme ?
Pierre-André Taguieff – Cette enquête a été remarquablement menée, sur la base d’une batterie de questions bien sélectionnées et formulées. Elle fournit des informations intéressantes sur l’imaginaire des « gilets jaunes », indépendamment des jugements qu’on peut porter sur ce mouvement protestataire hétérogène et protéiforme dont les orientations politiques restent floues. Elle établit que 21% des personnes interrogées sont très perméables aux théories du complot, et que cette perméabilité touche 41% des répondants qui se définissent comme des « gilets jaunes ». Voilà qui indique que la France d’en bas est particulièrement réceptive aux croyances complotistes.
Rappelons qu’il s’agit d’une mobilisation de masse dont la nouveauté tient à ce qu’elle n’est pas initiée ni orchestrée par des syndicats ou des partis politiques. Ce mouvement populaire non identifié, commencé le 17 novembre 2018, a été aussitôt qualifié, pour être disqualifié, de « populiste ». Le seul argument sérieux pour justifier une telle caractérisation est le relatif consensus existant chez les « gilets jaune »» sur la mise en place du Référendum d’initiative citoyenne (RIC), outil censé permettre la revitalisation de la démocratie, s’inspirant notamment du populisme suisse. Ses défenseurs le justifient en le présentant comme un dispositif susceptible de « rendre la parole au peuple », exigence classiquement reconnue comme démocratique ou « populiste », selon les auteurs.
« L’adhésion aux croyances complotistes est fortement corrélée avec la baisse de la confiance dans les élites politiques, culturelles et médiatiques. »
On connaît depuis les années 1990 la toile de fond de cette insurrection populaire : la perte de confiance croissante dans la démocratie libérale ou représentative, s’accompagnant soit d’une dépolitisation, soit d’une flambée d’utopisme autour de la demande d’une démocratie participative. Avec les « gilets jaunes » s’y ajoute une demande de reconnaissance et de justice sociale. Cette crise de confiance, mise en évidence par de nombreuses enquêtes d’opinion, est une crise de la démocratie représentative, qui va de pair avec la perte de crédibilité des élites en général, laquelle suscite des révoltes contre les élites dirigeantes jugées étrangères et hostiles au « peuple » et dénoncées comme corrompues.
On peut décider de voir dans cet antiélitisme un indice de « populisme ». Quoi qu’il en soit, cette crise profonde de la représentation a banalisé le soupçon portant sur les gouvernants, les dirigeants et les experts. L’adhésion aux croyances complotistes est fortement corrélée avec la baisse de la confiance dans les élites politiques, culturelles et médiatiques, soupçonnée ou accusées de mentir ou de vouloir manipuler l’opinion.
« Les élites sont accusées d’être de connivence entre elles et d’agir en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de conspirer. »
Il n’est pas donc pas étonnant de constater que l’extrême défiance de secteurs importants de la population, en particulier en France, vis-à-vis du personnel politique, des médias et des experts « officiels » s’est traduite par des croyances complotistes. Les élites visibles sont accusées d’être étrangères au peuple et de poursuivre leurs seuls intérêts, contraires au bien commun. Et elles sont aussi accusées d’être de connivence entre elles et d’agir en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de conspirer. Le schème de ces accusations est bien connu : les élites complotent contre les peuples qu’elles trompent, oppriment et exploitent. Les « ennemis du peuple » sont réinventés. Mais les élites sont aussi accusées de constituer une oligarchie transnationale.
Le complot des élites est en effet le plus souvent imaginé comme mondial et lié à la mondialisation (dite libérale, néolibérale ou capitaliste), et, en tant que tel, dénoncé surtout par les militants ou les sympathisants des partis ou des mouvances d’extrême droite ou d’extrême gauche, qu’on a aujourd’hui tendance à qualifier de « populistes ». La nouveauté rhétorique est que ces derniers tendent désormais à se qualifier eux-mêmes de « populistes », retournant et revendiquant ainsi le stigmate. Or, ces mouvances extrémistes sont présentes par les manifestations des « gilets jaunes ». Elles y interviennent comme des minorités actives très idéologisées, qui s’efforcent d’imposer leurs thèmes et leurs slogans, bref, d’exercer une influence sur le mouvement.
Revue des Deux Mondes – À quoi peut-on imputer cette plus grande sensibilité des « gilets jaunes » aux théories du complot ?
Pierre-André Taguieff – D’après l’enquête réalisée par l’Ifop en décembre 2018, la vision complotiste des élites (gouvernants, dominants, dirigeants, etc.) et, d’une façon générale, les croyances complotistes sont plus répandues chez les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées, qui votent plus que la moyenne pour les extrêmes. En outre, sachant que les « gilets jaunes » sont majoritairement issus de la « France périphérique » – celle des catégories modestes, précarisées, des « perdants de la mondialisation » –, il s’avère que la porosité de ces derniers aux thématiques complotistes est nettement plus élevée que dans le reste de la population.
Chez « ceux d’en bas », le complotisme va de pair avec une forte défiance à l’égard des élites et des médias traditionnels et avec un scepticisme croissant vis-à-vis des « bienfaits » de la mondialisation, aux valeurs et aux normes de laquelle les élites appellent les peuples à s’adapter pour ne pas disparaître. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que « populisme » rime avec complotisme et avec « antimondialisme ». Mais cette observation est loin d’épuiser la question complexe du populisme.
Revue des Deux Mondes – Le ministère de l’Intérieur vient d’annoncer une hausse de 74% des actes antisémites en France en 2018. Comment interprétez-vous l’information ?
Pierre-André Taguieff – Il s’agit, dans l’actuelle situation d’anomie où se trouve la société française, d’éviter à la fois la surinterprétation de ces données, l’emballement médiatique et les exploitations politiques, et considérer les seuls faits. L’analyse de l’évolution des faits antijuifs (violences et menaces confondues), recensés en France de 1998 à 2018, montre une augmentation brutale de la judéophobie au début des années 2000, lorsque commence la deuxième Intifada, avec des « pics » en 2000, 2002, 2004, 2009, 2012, 2014 et 2015. Alors qu’en 1999, on en dénombrait 82, en 2000 ils s’élevaient brutalement à 744, en 2002 à 936, à 974 en 2004, 815 en 2009, 615 en 2012, et, après une baisse en 2013 (423), 851 en 2014, 808 en 2015.
« S’il est faux d’affirmer qu’en 2018, l’antisémitisme aurait “explosé en France”, il faut reconnaître qu’il se maintient à un niveau significatif. »
En 2016, on constate une baisse importante (- 58,5 %) : 335 faits antijuifs. La tendance à la baisse s’est poursuivie en 2017, mais de manière moins prononcée : 311 faits, soit une baisse de 7,2%. En 2018, les faits antijuifs, au nombre de 541, ont augmenté de 74% par rapport à 2017. Mais ils s’élevaient également à 541 en 2006, et, soulignons-le, à 851 en 2014. Cette augmentation en 2018, correctement interprétée, indique globalement une baisse par rapport aux années 2014 et 2015. Il n’y a pas de « nuit de cristal » en vue.
S’il est faux d’affirmer qu’en 2018, l’antisémitisme aurait « explosé en France », il faut reconnaître qu’il se maintient à un niveau significatif. Mais l’on doit noter que la vague antijuive traverse d’autres pays européens et n’épargne pas les États-Unis. La nouvelle judéophobie se caractérise notamment par sa diffusion planétaire qui, facilitée par Internet, lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des Juifs.
Revue des Deux Mondes – Parmi les théories du complot abordées dans l’enquête de l’Ifop, figure celle du « complot sioniste mondial » : 44% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » y adhèrent contre 22% pour l’ensemble des Français. Faut-il voir dans ces chiffres la traduction d’une forme d’antisémitisme latent chez certains « gilets jaunes » ? La « nouvelle judéophobie » que vous avez décrite n’est-elle présente que dans la « troisième France », celle des banlieues à dominante culturelle musulmane, ou imprègne-t-elle aussi cette « France périphérique » des « gilets jaunes » ?
Pierre-André Taguieff – Rappelons tout d’abord que « sionisme » est devenu pour beaucoup l’un des nouveaux noms du diable. Mais aussi que, pour ses ennemis déclarés, il échappe à l’histoire, et fonctionne comme un mythe répulsif. Comme « capitalisme », « mondialisme », « racisme » ou « fascisme », « sionisme » évoque confusément le Mal. Mais aussi, et inséparablement, une puissance illégitime.
Il faut distinguer plusieurs types de configurations antijuives, en France comme ailleurs. La judéophobie qui tue en France est celle des jihadistes. C’est le véritable phénomène nouveau dans l’histoire des mobilisations antijuives en France. Ni au moment de l’affaire Dreyfus, ni dans les années trente, en dépit des slogans du type « Mort aux Juifs », des Juifs n’ont été tués parce que juifs. Il faut être clair sur la question car le « politiquement correct » continue de régner et conduit à éviter de caractériser ceux qui assassinent des Juifs en France depuis une quinzaine d’années.
« Cette judéophobie “théologisée” et meurtrière propre aux mouvances jihado-salafistes interfère peu avec la judéophobie d’opinion faiblement idéologisée des milieux populaires de la “France périphérique”, car elles n’ont pas la même provenance et n’obéissent pas à la même logique. »
Rappelons que 12 personnes ont été assassinées en France parce que juives : de Sébastien Sellam en 2003 à Mireille Knoll en 2018. Certains commentateurs se contentent de déclarer : « On tue des Juifs en France ». Mais qui donc les tue ? Des néo-nazis ? des nationalistes maurrassiens ? des catholiques intégristes ? des néo-païens ? Non, des fanatiques qui se prétendent d’excellents musulmans, comme Mohamed Merah ou Amedy Coulibaly. Dès qu’il s’agit de l’islam, et même de l’islamisme, l’intimidation opère et l’autocensure intervient.
Cette judéophobie « théologisée » et meurtrière propre aux mouvances jihado-salafistes interfère peu avec la judéophobie d’opinion faiblement idéologisée des milieux populaires de la « France périphérique », car elles n’ont pas la même provenance et n’obéissent pas à la même logique. Elle est également distincte de l’antisémitisme politique français, nationaliste, catholique et d’esprit contre-révolutionnaire, qui a pris figure à la fin du XIXe siècle et dont on trouve les traces dans certains secteurs de la population.
Dans les pays de vieille culture antijuive, les révoltes contre les élites réveillent souvent des associations sloganisées : pouvoir-argent-Juifs ou État-finance-Rothschild. D’où la réapparition des dénonciations virulentes des oligarchies financières ou de la ploutocratie, censées être dominées ou symbolisées par les Juifs. Des slogans comme « Macron enjuivé », « Macron président des Juifs » ou « Macron pute à Juifs » témoignent de la permanence de ces amalgames polémiques, dus à des minorités actives infiltrées dans les rangs des « gilets jaunes ».
« Les Juifs sont ainsi accusés, d’une part, de suivre les préceptes “secrets” du Talmud afin de dominer le monde, et, d’autre part, d’être des spéculateurs et des spoliateurs. »
Ainsi formulés, ils portent la marque de l’extrême droite, mais on trouve dans certaines mouvances de l’extrême gauche des versions « antisionistes » des mêmes représentations, à côté de la classique criminalisation des « riches », exprimant cet anticapitalisme des imbéciles qui prend souvent les couleurs de la judéophobie. Cette dernière emprunte désormais son langage à la propagande « antisioniste », qui dispose de puissants relais dans les médias, le monde universitaire et certains milieux politiques.
Début février 2019, on pouvait lire cette inscription sur la façade d’une banque parisienne aux vitres brisées au cours d’une manifestation des « gilets jaunes » : « Talmudistes, rendez-nous nos euros ! ». Ce graffiti condense deux stéréotypes antijuifs bien connu : celui du « Juif talmudiste » et celui du « Juif usurier ». Les Juifs sont ainsi accusés, d’une part, de suivre les préceptes « secrets » du Talmud afin de dominer le monde, et, d’autre part, d’être des spéculateurs et des spoliateurs. Dans le code culturel du vieil antisémitisme, cela donnait la figure du Juif « parasite social » et celle du Juif « prédateur ». Ces thèmes d’accusation sont aujourd’hui largement diffusés sur Internet par des sites spécialisés, comme celui d’Alain Soral, et circulent sur les réseaux sociaux.
Ce double processus d’imprégnation de l’opinion et d’endoctrinement par polarisation de groupe permet d’expliquer en partie la multiplication des petits actes antijuifs anonymes qui s’accompagnent, à quelques rares exceptions près, d’une impunité ayant des effets incitatifs. On ne peut que constater dans certaines zones péri-urbaines une banalisation de la judéophobie : insultes, intimidations, menaces, agressions physiques, tags, etc. font désormais partie du paysage social ordinaire.
« S’il y a des antijuifs parmi les “gilets jaunes”, ce mouvement protestataire n’est pas globalement orienté par la haine des Juifs. Mais, dans leurs rangs, on observe les effets cumulés de l’imprégnation complotiste et de la banalisation de la rhétorique “antisioniste”. »
Il faut cependant se garder des analogies historiques abusives et trompeuses. La France contemporaine n’est pas celle de Vichy. Depuis longtemps, je souligne le fait que, s’il y a des antijuifs en France, la société française n’est pas ou plus antijuive. Disons qu’il y a une France antijuive dans la France contemporaine et qu’elle se confond avec la contre-société qui s’est établie au cours des trois dernières décennies dans plusieurs territoires. De la même façon, s’il y a des antijuifs parmi les « gilets jaunes », ce mouvement protestataire n’est pas globalement orienté par la haine des Juifs. Mais, dans leurs rangs, on observe les effets cumulés de l’imprégnation complotiste et de la banalisation de la rhétorique « antisioniste ».
Dans l’enquête réalisée par l’Ifop en septembre 2014, 16% des répondants se rangeaient à la thèse de Dieudonné sur l’existence d’un « complot sioniste à l’échelle mondiale », ce qui constitue le noyau dur de la mythologie « antisioniste ». Dans l’enquête de décembre 2018, ils sont 22% à approuver ladite thèse, mais 44% chez les « gilets jaunes », ce qui est très inquiétant, mais pas totalement surprenant.
Il faut souligner enfin le fait que, dans les marges de la mobilisation des « gilets jaunes », on trouve des traces de judéophobie et non pas de racisme en général, visant les Noirs ou les Maghrébins, par exemple, ou globalement les immigrés d’origine extra-européenne. Le thème d’un « complot islamiste mondial » n’est pas non plus repérable. Indice que, dans l’imaginaire des manifestants, l’ennemi principal est bien le pouvoir incarné par Emmanuel Macron, dont l’apparence comme la personnalité supposée sont devenues objets d’une haine « dégagiste » (« Macron démission ! »). C’est là une question sur laquelle il faudra revenir.
Revue des Deux Mondes – Ce mythe du « complot sioniste mondial » est-il un des plus vieux moteur du conspirationnisme ?
Pierre-André Taguieff – Non, il n’est que la dernière en date des versions du mythe du grand complot juif en vue de la domination du monde. Le mythe du complot juif international a été forgé à partir du début du XIXe siècle sur la base de plusieurs matériaux symboliques qui ont été amalgamés. L’un de ses principaux modèles a été le mythe de la conspiration maçonnique universelle, fabriqué par les milieux contre-révolutionnaires entre 1789 et 1799. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, les deux mythes ont fusionné, pour donner naissance au mythe du complot judéo-maçonnique.
C’est à la suite du premier Congrès sioniste, tenu à Bâle fin août 1897, que les milieux antisémites, dans les pays européens comme en Russie, ont imaginé que le sionisme n’était pas un mouvement de libération nationale mais une entreprise de domination du monde par les Juifs. En témoigne la publication en Russie, de ce faux célèbre que sont les Protocoles des Sages de Sion, qui furent publiés pour la première fois, sous le titre Programme de la conquête du monde par les Juifs, par l’organisateur du sanglant pogrom de Kichinev (21 avril 1903), Pavolachi A. Krouchevan, quelques jours après l’ouverture, le 23 août 1903, du 6e Congrès sioniste, à Bâle.
« L’ “antisionisme” et le complotisme constituent les deux postures principales, et les plus populaires, qui conduisent à la nouvelle judéophobie. »
La vision démonologique du « sionisme » et de « l’entité sioniste » – l’Israël mythique source de tous les maux du genre humain – est issue pour l’essentiel, moyennant certaines reformulations, des Protocoles. La vision antisioniste du monde professée par les antisionistes radicaux est donc issue d’un mythe politique moderne, le mythe conspirationniste des « Juifs maîtres du monde ».
L’ »antisionisme » et le complotisme constituent les deux postures principales, et les plus populaires, qui conduisent à la nouvelle judéophobie. On les retrouve chez les islamistes, qu’ils soient jihadistes ou non.
Revue des Deux Mondes – Toute théorie du complot postule l’action de forces cachées, obscures, et repose sur la certitude que des manipulations occultes expliquent le cours du monde. Peut-on dater ce phénomène ?
Pierre-André Taguieff – Il est difficile de n’avoir jamais de réactions conspirationnistes, de ne jamais interpréter les événements en les rapportant à des manipulations, à des forces ou à des intentions cachées qui les expliqueraient. Il y a un complotisme banal ou naïf qui fait partie de la pensée sociale ordinaire, lié à une posture protestataire (ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le peuple contre l’État, les riches, les dominants). Je le distingue du complotisme intellectualisé ou idéologisé, qui fonctionne comme un mythe pour ceux qui y croient. Il en va ainsi de la croyance à l’existence d’un gouvernement mondial secret, d’une oligarchie mondiale, d’une ploutocratie internationale, du pouvoir des Illuminati, etc.
On peut faire l’histoire de ces objets de croyance, tous modernes et contemporains. Dans l’enquête de l’Ifop, 27% des répondants croient à l’existence des Illuminati, en tant qu’ « organisation secrète qui cherche à manipuler l’opinion », et ce chiffre s’élève à 41% chez les personnes se définissant comme « gilets jaunes », dont l’imprégnation complotiste est très forte. Je distingue aussi ce complotisme mythologique du recours cynique, strictement instrumental, à des récits complotistes pour disqualifier un adversaire politique, justifier une répression ou déclencher une guerre. Souvenons-nous par exemple des procès de Moscou ou du « complot des blouses blanches », faux complot fabriqué de toutes pièces par Staline en 1952-1953.
Revue des Deux Mondes – La classe politique n’est pas exempte de reproches en la matière. Peut-on dire que Jean-Luc Mélenchon, en diffamant l’ensemble de l’univers médiatique français, verse dans le conspirationnisme ? Ou que le gouvernement d’Emmanuel Macron, en laissant entendre qu’existe dans le mouvement des « gilets jaunes » une éventuelle influence de puissances étrangères pour mieux le discréditer, verse lui-même dans une forme de théorie complotiste ?
Pierre-André Taguieff – L’usage politique des théories du complot est une vieille histoire. On le rencontre aux sommets de l’État comme dans les minorités actives. Il y a des complots imaginaires d’en bas et d’en haut. Pour un gouvernement contesté, rien n’est plus simple que de réduire les opposants à des membres d’un groupe occulte ou d’une société secrète qui conspire contre l’État, ou encore à des agents d’un complot de l’étranger.
Pour les révolutionnaires, qui s’érigent en tribuns du peuple, rien n’est plus banal que d’accuser les gouvernants en place de complot contre le peuple en colère. Et pour les leaders politiques qui s’affrontent à l’époque de la démocratie d’opinion, la tentation est grande d’accuser les médias de leurs difficultés ou de leurs échecs. L’espace démocratique reste une arène privilégiée pour les combats de démagogues.
* Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS. Sur les théories du complot, il a récemment publié Pensée conspirationniste et « théories du complot ». Une introduction critique, Toulouse, Uppr Éditions, e-book, 2015 (éd. papier, 2016). Sur le populisme, il a récemment publié La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015. Enfin, sur la judéophobie, son plus récent ouvrage s’intitule Judéophobie, la dernière vague, Paris, Fayard, 2018.