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Le complotisme fonctionne comme une étiquette diabolisante”
Écrit par Pierre-André Taguieff
Pour le politologue, le conspirationnisme résulte du “sentiment d'une trahison permanente des élites gouvernantes.”
Dans le débat public, deux mots sont fréquemment utilisés sans que l’on s’accorde sur leur définition précise. Qu’entend-on par « complot », et qu’est-ce qu’un « complotiste » ?
Si un complot se définit comme une action planifiée en secret par un petit groupe d’individus visant à s’emparer du pouvoir, à le conserver ou à l’influencer, on doit reconnaître que l’histoire universelle est remplie de complots réels, qui ont abouti ou échoué. Mais l’histoire universelle est aussi pleine de complots imaginaires, objets de croyances collectives. Et, dans de nombreux cas, l’existence de complots réels s’accompagne d’une profusion de complots chimériques, qui peuvent cacher des complots réels ou en susciter.
Dans l’expression mal formée « théorie du complot », le complot est nécessairement un complot fictif ou imaginaire attribué à des minorités actives (groupes révolutionnaires, forces subversives) ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, etc.), minorités et autorités elles-mêmes largement fantasmées. Celui qui y croit y voit l’explication d’un événement inattendu ou perturbateur. Son dévoilement implique une mise en accusation et une condamnation morale. Les théories du complot n’ont pas une naissance historique identifiable : elles semblent aussi vieilles que les complots réels.
Les théories du complot sont des explications naïves - ou supposées telles -, s’opposant en général aux thèses officiellement soutenues, qui mettent en scène un groupe ou plusieurs groupes agissant dans l’ombre pour réaliser un projet de domination, d’exploitation ou d’extermination, les conspirateurs étant accusés d’être à l’origine des événements négatifs, perturbateurs, troublants ou traumatisants dotés d’une signification sociale. Penser les événements historiques troublants selon le schème du complot, c’est les concevoir comme les réalisations observables d’intentions conscientes ou de projets élaborés, mais dissimulés. Comme l’a noté Karl Popper, la pensée complotiste est fondée sur la croyance fausse selon laquelle « tout événement mauvais est à imputer à la volonté mauvaise d’une puissance maléfique ».
Quel est le ressort principal du complotisme ?
Les récits complotistes prennent place dans les multiples et successives tentatives faites par les humains, face à l’incompréhensible ou à l’inquiétant, pour comprendre ce qui arrive et ce qui leur arrive, en recourant à des schèmes empruntés à la pensée magico-mythique, qui explique les événements en les attribuant à des intentions plus ou moins cachées. Aussi délirants soient-ils, ils présentent l’avantage de donner du sens aux événements ou aux enchaînements événementiels. Ils les rendent lisibles et acceptables pour leurs adeptes. Ils permettent ainsi d’échapper au spectacle terrifiant d’un monde déchiré, chaotique, instable, voire absurde, dans lequel tout semble possible, à commencer par le pire. D’où le succès public de ces récits.
Mon hypothèse générale est que le conspirationnisme, répondant à une demande de sens, constitue une forme paradoxale de réenchantement du monde. Dans l’univers moderne de la rationalité instrumentale, il réintroduit des forces diaboliques qui donnent à ce réenchantement une couleur négative mais séduisante.
Les récits conspirationnistes accusatoires sont structurés selon cinq principes ou règles d’interprétation des événements, qui permettent de répondre au besoin d’ordre ou de structure stable dans la perception des séries événementielles, l’impératif étant de se soustraire à l’anxiété liée au sentiment de la marche chaotique du monde.
1. Rien n’arrive par accident, ce qui implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites.
2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Plus précisément, d’intentions mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules qui intéressent les esprits conspirationnistes, qui privilégient les événements malheureux. Ces derniers sont expliqués en répondant à la question magique : “À qui profite le crime ?” D’où la question : « Qui est derrière ? »
3. Rien n’est tel qu’il paraît être. Tout se passe dans les coulisses ou les « souterrains » de l’histoire. Les apparences sont donc toujours trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. L’axiome est ici : « On nous manipule. »
4. Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. « Tout se tient », dit le complotiste, prenant la posture de l’initié, incarnant à la fois le contre-expert et le super-expert.
5. Tout ce qui est officiellement tenu pour vrai doit faire l’objet d’un impitoyable examen critique, visant à le réduire à des croyances fausses ou à des mensonges. C’est la règle de la critique dérivant du soupçon systématique, ou plus exactement de l’hypercritique s’appliquant à tout discours officiel.
Où se trouve la frontière entre le doute légitime et le conspirationnisme ?
Il n’est pas toujours facile de tracer une ligne de partage entre le désir de lucidité et le délire interprétatif de style paranoïaque. Il est légitime et nécessaire de douter des idées reçues et de la valeur de vérité des discours officiels, et d’exercer son esprit critique face aux affirmations dogmatiques. Mais les complotistes ne doutent pas de tout, ils doutent seulement des versions « officielles » données des événements. Ils font preuve d’un extrême esprit critique envers la version officielle d’un quelconque événement en même temps que d’une extrême crédulité vis-à-vis des théories du complot se présentant comme des explications alternatives. Ils pratiquent donc une hypercritique sélective, qui dévoile à la fois leur crédulité et leur dogmatisme naïf.
Depuis le 11 Septembre, le nouveau complotiste collectionne des détails troublants supposés conduire à une vérité cachée que débusque la question magique : “À qui profite le crime ?” Si la posture dubitative est mise en scène au départ du raisonnement néocomplotiste, c’est pour conclure sur des croyances dogmatiques. Les événements perturbateurs sont ainsi intégrés dans un ordre du monde qui ne contredit pas les croyances dogmatiques ni les attentes fondamentales des sujets. Leur vision du monde est purifiée de tous les éléments qui pourraient la contredire. Ils peuvent enfin ne plus douter de rien. L’esprit d’examen et le sens critique sont phagocytés par les tendances paranoïaques qui installent un dogmatisme de second degré. L’hypersuspicion se conclut par un hyperdogmatisme.
Le mot « complotiste » est-il devenu aujourd’hui un anathème visant à disqualifier les personnes désignées, une arme politique pour marginaliser certaines idées, au risque de s’éloigner de la vraie définition que vous venez d’énoncer ?
Ceux qui dénoncent les manipulations de leurs adversaires ne sont pas immunisés contre les pratiques manipulatoires. En politique, la grande ruse est précisément d’accuser de complot les concurrents, les opposants ou les ennemis afin de les délégitimer, mais aussi, et surtout, de masquer les complots qu’on fomente contre eux. En devenant à la mode, le mot « complotisme » a perdu toute signification précise, pour n’être plus que le nom du mal ou du diable. Dans l’espace médiatique et dans le discours politique dominant, il fonctionne comme une étiquette diabolisante, comme les mots « fascisme », « racisme », « nationalisme » ou « populisme ». Et ce, au détriment des analyses rigoureuses du phénomène. Il est un mauvais usage de l’accusation de complotisme : il consiste à y recourir pour disqualifier tout soupçon justifié qui, fondé sur des indices bien identifiés et correctement interprétés, porte sur l’organisation d’un complot réel.
Les « gilets jaunes » sont considérés, dans une enquête de l’Ifop, comme plus réceptifs que le reste de la population aux théories du complot. Êtes-vous d’accord avec cette conclusion, et comment l’expliquez-vous ?
Le principe général d’une explication réside dans la haine des élites accusées d’être la source de tous les maux, fondement passionnel de la logique populiste. D’où la banalisation du soupçon que les élites, perçues comme illégitimes, conspirent en permanence contre « le peuple ». Le schéma « dominants/dominés » recouvre dès lors le schéma « bourreaux/victimes ». C’est la justification de toute révolte ou insurrection.
D’après l’enquête réalisée par l’Ifop en décembre 2018, 21 % des personnes interrogées s’avèrent très perméables aux théories du complot, et cette perméabilité touche 41 % des répondants qui se définissent comme des « gilets jaunes ». Ces derniers étant majoritairement issus de la France périphérique - celle des perdants de la mondialisation -, il s’ensuit que la France d’en bas est particulièrement réceptive aux croyances complotistes.
Il n’est donc pas étonnant de constater que l’extrême défiance d’un grand nombre de citoyens vis-à-vis du personnel politique, des médias et des experts « officiels » s’est traduite par des croyances complotistes. Les élites visibles sont accusées d’être étrangères au peuple et de poursuivre leurs seuls intérêts, contraires au bien commun. Elles sont aussi accusées d’être de connivence entre elles et d’agir en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de conspirer. Censés diriger le système, les ennemis du peuple sont réinventés. Mais les élites sont aussi accusées de constituer une oligarchie transnationale. D’où l’antimondialisme.
Une partie de la population, celle que l’on trouvait sur les ronds-points, remet en cause la crédibilité et la représentativité des élites. Ces dernières ont-elles une part de responsabilité dans la prolifération des théories conspirationnistes ?
Depuis le début des années 2000, la crise des démocraties représentatives a été interprétée comme l’indice d’un passage à la « postdémocratie », cette dernière étant définie par la dissociation entre ce que fait un gouvernement et ce que les citoyens qui l’ont élu voudraient qu’il fît. Le mépris de la souveraineté populaire par une technocratie dénationalisée n’a cessé de se manifester. En témoigne l’annulation, par les élites européistes, du rejet par référendum du projet de traité constitutionnel européen (le 29 mai 2005). D’où, chez les citoyens-électeurs, le sentiment d’une trahison permanente des élites gouvernantes, qui alimente leur indignation, leur colère ou leur révolte, mais aussi leurs fantasmes, notamment l’idée d’un complot contre les peuples. Des fantasmes qui se nourrissent cependant de faits, liés à l’entre-soi, au cynisme et à la corruption des élites. Ce qu’on appelle « populisme » est avant tout une série de symptômes de cette crise et un ensemble informel de propositions, souvent floues et contradictoires, censées permettre de la surmonter. On pourrait le définir comme une réponse démocratique illibérale au néolibéralisme pseudo-démocratique.
Les mobilisations populistes à la fois antilibérales et antisystème n’ont pas pour causes principales des revendications d’ordre socio-économique, même s’il est vrai que les effets de la grande crise financière de 2008 en forment la toile de fond. Ce qu’il faut considérer avant tout, c’est une anxiété collective, et plus précisément une anxiété de masse fixée sur les questions identitaires, en la rapportant à la force du ressentiment contre les élites du pouvoir, de l’argent et de l’intelligence. Le nouveau populisme est à la fois émotionnel et culturel, et se présente comme un rejet global des idéaux célébrés par les élites mondialisées. Comme l’ont montré notamment l’élection de Donald Trump, le vote en faveur du Brexit ou l’accession au pouvoir d’une coalition antisystème en Italie, le rejet du politiquement correct est devenu l’une des motivations du vote populiste, s’ajoutant au rejet des élites en place, dont l’idéologie s’était précisément modelée sur le politiquement correct (multiculturalisme, discrimination positive, ouverture à l’immigration, effacement des frontières, idéalisation du post-national, etc. ). Il y a là le fondement d’un nouveau clivage qui, sans effacer le clivage gauche-droite, l’affaiblit et le marginalise : le clivage entre gagnants et perdants de la globalisation.
Quand Emmanuel Macron dénonce l’influence de puissances étrangères à l’origine du mouvement des « gilets jaunes », verse-t-il lui-même dans le complotisme ?
C’est le geste que fait rituellement tout dirigeant politique confronté à des mobilisations populaires le mettant directement en cause : accuser les mouvements protestataires d’être suscités, orchestrés ou financés par l’étranger. J’y vois le degré zéro de la démagogie et l’indice d’une impuissance politique. Mais aussi un réflexe idéologique inquiétant, puisqu’il consiste à diaboliser un mouvement d’opposition, indépendamment de toute enquête sérieuse. Dénoncer sans preuves un complot de l’étranger, c’est sortir du champ des valeurs et des normes de la démocratie libérale-pluraliste, c’est s’aligner sur la manière détestable de gouverner des États autoritaires et totalitaires, et lancer des chasses aux sorcières. Cette politique du soupçon réactive la vision policière de l’histoire.
Le vrai problème posé par les « gilets jaunes », entraînés dans la guérilla urbaine par des minorités actives, c’est qu’ils ont fini par illustrer un mélange inquiétant d’utopisme vindicatif et de violence « purificatrice ». Deux hypothèses : soit l’exécutif est faible et incompétent, soit il a choisi de laisser faire les casseurs pour criminaliser cette révolte populaire.