Financer des lieux de culte ou l'Ecole grand service public ?

Attention, ouverture dans une nouvelle fenêtre. PDFImprimerEnvoyer

Objet : Financer des lieux de culte ou l'Ecole grand service public ?

Lettre de Henri Pena-Ruiz au Ministre de l'Intérieur

 
Monsieur le Ministre, vous avez repris à votre compte une formule forte. « Pas de tabou ». Très bien. Alors posons cinq questions devenues cruciales après la publication du rapport Machelon. La laïcité, aujourd’hui menacée de toutes parts, mérite bien que toute la lumière soit faite sur des révisions annoncées. Le débat public pourra ainsi être pleinement éclairé.

Première question.Les humanistes athées doivent-ils jouir des mêmes droits que les croyants ?


Dans votre livre sur la République et les religions, vous accordez un privilège à l’option religieuse. Selon vous, en dehors de celle-ci, il ne serait pas possible de donner à la conduite de l’existence les repères de sens dont elle a besoin. Sartre l’athée et Camus l’agnostique devaient donc être perdus devant les problèmes de la vie...Et Bertrand Russel, qui écrivit « Pourquoi je ne suis pas chrétien » devait se trouver démuni devant les questions éthiques. Ne pensez-vous pas que celui qui ne croit pas au ciel a de quoi être blessé par votre préférence ? Honoré d’Estienne d’Orves, catholique résistant, méritait-il davantage de considération que Gabriel Péri, athée résistant ? Tous les deux tombèrent sous les balles des nazis. Vous connaissez le mot du poète. « Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas, qu’importe comment s’appelle cette clarté sur leurs pas, que l’un fût de la chapelle et l’autre s’y dérobât » (Louis Aragon, La Rose et le Réséda)

Deuxième question. Quelle égalité s’agit-il de promouvoir ?

Vous dites vouloir l’égalité des religions entre elles, et pour cela vous envisagez de construire sur fonds publics des lieux de culte, notamment pour permettre aux citoyens de confession musulmane de compenser leur déficit en la matière par rapport aux catholiques, qui jouissent d’un usufruit gratuit des églises construites avant 1905, même si cet usufruit, par « affectation spéciale » est limité aux seuls moments de pratique religieuse. Vous ne demandez pas le même financement pour des maisons de la libre-pensée ou des temples maçonniques. Êtes-vous donc partisan de la discrimination entre les citoyens selon les options spirituelles dans lesquelles ils se reconnaissent ? L’égalité républicaine se réduirait-elle pour vous à l’égalité des divers croyants, à l’exclusion des humanistes athées ou agnostiques ? Parler en l’occurrence de « toilettage » de la loi de séparation de 1905 est un euphémisme trompeur. Rétablir le financement public des cultes, c’est raturer un des deux articles de cette loi, inscrits sous la rubrique « Principes ». « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » Avouez que renoncer à un principe sur deux, c’est plus que « toiletter » la loi. C’est l’abolir. On ne peut en l’occurrence assimiler l’entretien du patrimoine historique et artistique constitué par les édifices du culte légués par l’histoire, et laissés en usufruit partiel aux associations cultuelles, à une règle de financement. Dans un état de droit, aucune loi n’est rétroactive. Depuis le premier Janvier 1906, toute construction d’un nouveau lieu de culte est à la charge des seuls fidèles, quelle que soit la religion en jeu. Telle est la règle, et les entorses trop fréquentes qui la bafouent ne sauraient pas plus faire jurisprudence que le fait de griller les feux rouges n’appelle leur abolition.

Troisième question. Quelle priorité pour les pouvoirs publics ?

Le rapport Machelon, qui a votre sympathie, utilise le concept de liberté de religion, pour permettre le glissement du « libre exercice des cultes », garanti par le premier article de la loi, à la nécessité supposée de financer les cultes. Joli jeu de mots et vrai tour de passe-passe, qui risque de tromper. En République, seul l’intérêt général, commun à tous, portant sur les biens et besoins de portée universelle, mérite financement public. Or la religion n’est pas un service public, comme l’instruction, la culture ou la santé. Elle n’engage en effet que les fidèles, c’est-à-dire une partie des citoyens seulement. La puissance publique, dont les fonds résultent des impôts payés par des athées autant que par des croyants, n’a donc pas à financer les cultes, pas plus qu’elle n’aurait à financer la diffusion de l’athéisme. En convenez-vous ? La question est grave, à l’heure où l’ultralibéralisme économique entend dessaisir l’État de son rôle social, et soumettre à la loi du marché les services publics préalablement privatisés. L’État, jugé trop pauvre pour assurer les finalités sociales des services publics qui concernent tous les citoyens (éducation, culture, santé, accès à l’énergie et à la communication) serait donc assez riche pour financer l’option religieuse qui pourtant n’en concerne que certains. Voulez-vous sacrifier l’universel sur l’autel du particulier ? Nos hôpitaux manquent de moyens, notre école publique également. Révoltant paradoxe. Briser la laïcité en même temps que les services publics. Et faire passer cette régression par le supplément d’âme d’un monde sans âme, alliant le baume communautariste et le privilège public des religions. Jean Jaurès et Aristide Briand, préparant la Loi de séparation de 1905, savaient qu’en supprimant le budget des cultes ils ne faisaient pas qu’abolir un privilège : ils transféraient à l’Etat des ressources publiques bienvenues pour ce qui est d’intérêt commun. Les retraites ouvrières, en gestation, n’allaient-elles pas être attribuées aux travailleurs croyants comme aux athées, permettant aux premiers de se cotiser plus aisément pour financer eux-mêmes leurs lieux de culte ?

Quatrième question. Quelle conception de la lutte contre le fanatisme ?

Vous dites vouloir éviter les interventions étrangères, notamment les financements venus de pays peu respectueux des valeurs républicaines et démocratiques. Et vous affirmez qu’en payant on pourra mieux contrôler. Fausse évidence. Car enfin quel lien juridique y a-t-il entre le financement et un droit de regard sur les propos des responsables religieux dans les lieux de culte ? Il ne peut exister que par le rétablissement d’une démarche concordataire, c’est-à-dire anti laïque. Napoléon avait fait le concordat de 1801 en assortissant le financement public des cultes d’allégeances obligées des autorités religieuses à son pouvoir. Le catéchisme impérial de 1807 a radicalisé ce système assez humiliant pour les croyants, puisqu’en somme il les achète. Dans une république laïque, il ne saurait y avoir d’allégeance assortie de privilège. Veut-on imposer une orthodoxie aux religions ? Qui ne voit le caractère infaisable, et irrecevable d’une telle perspective ? Seule une loi commune à tous doit dire le droit. Elle proscrit par exemple toute violence, toute discrimination entre les sexes, toute entrave à l’exercice de la médecine. Un pasteur ou un curé incitant des commandos à perturber les interruptions volontaires de grossesse, comme on l’a vu en Amérique, tombe sous le coup de cette loi. De même un imam qui inciterait à battre la femme adultère. Bref, il n’est pas nécessaire de payer pour contrôler. Seul vaut l’état de droit. Et ce qui importe n’est pas la nationalité d’un imam, mais son respect des lois républicaines. Ne nous trompons pas de combat. Ce n’est pas l’étranger comme tel qui pose problème à la République, mais celui qui entend s’affranchir de la loi commune pour lui substituer sa loi particulière, qu’elle soit religieuse ou coutumière.

Cinquième question. Que reste-t-il de la laïcité, et de la République, si on rétablit un financement discriminatoire ?

La République n’est pas une juxtaposition de communautés particulières. Il n’y a pas en France cinq millions de « musulmans », mais cinq millions de personnes issues de l’immigration maghrébine ou turque, très diverses dans leurs choix spirituels. Une enquête récente dont Le Monde s’est fait l’écho, précise que seule une petite minorité de cette population fréquente la mosquée, la majeure partie faisant de la religion une affaire privée, ou ne se référant à l’Islam que par une sorte de solidarité imaginaire. Dès lors, la République doit-elle renoncer à la laïcité pour satisfaire cette minorité, ou concentrer les deniers publics sur la redistribution par les services publics, la gratuité des soins, le logement social, ou la lutte contre l’échec scolaire, qui concernent à l’évidence tous les hommes, sans distinction de nationalité ou de choix spirituels ? N’est-ce pas le devoir des hommes politiques d’expliquer qu’en assurant des missions de service public profitables aux croyants comme aux athées, et en luttant contre tous les types de discrimination, que l’État facilite aux uns et aux autres le financement volontaire de la conviction de leur choix ? Il est évidemment essentiel, dans cet esprit, de permettre aux croyants l’acquisition des terrains qu’ils financeront, et toute discrimination foncière doit être combattue. Le prétexte invoqué pour l’abolition de la Loi de séparation laïque de 1905 - car il s’agit bien de cela - est l’aide à apporter aux citoyens de confession musulmane. Or la promotion du bien commun à tous, et non la prise en charge publique de la religion, est la meilleure réponse au problème soulevé. C’est aussi la seule légitime. On sait bien qu’en république on ne peut accorder des droits aux uns sans les étendre à tous. La construction de mosquées sur fonds publics appellerait aussitôt celle de nouvelles églises, de temples, ou de synagogues. Et si l’on brouille la frontière pourtant nette entre le culturel et le cultuel, comme le propose le rapport Michalon, on parachève le démantèlement de la loi. Est culturel ce qui peut intéresser tous les hommes, comme l’art religieux ou les mythologies, qu’éclaire une approche laïque. Est cultuel ce qui réfère à la croyance religieuse de certains. Les mots ont donc un sens, et tout glissement visant à confondre ce qui est distinct est une malhonnêteté. Cela s’appelle du détournement des deniers publics. Veut-on obtenir le rétablissement du financement indirect du culte en utilisant le financement direct de la culture ? Ce tour de passe-passe relèverait de la sanction légitime de la Cour des Comptes, comme la discrimination donnant plus de droits aux croyants qu’aux athées appellerait un recours devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Nulle polémique, Monsieur le Ministre, dans de telles interrogations, mais l’inquiétude vive d’un républicain qui n’est pas décidé à admettre de nouveaux empiètements programmés contre la laïcité. À l’heure où les communes de France croulent déjà sous des charges indues, comme les nouvelles obligations à l’égard des écoles privées, l’abolition des lois laïques serait très mal vécue. À l’heure où certains parlent de rétablir le délit de blasphème, à contre-courant des grandes conquêtes de l’esprit de liberté, la conscience citoyenne ne peut que s’insurger. Rassurez-nous, Monsieur le Ministre. Dites clairement qu’il n’est nullement dans votre programme de dresser certains citoyens contre d’autres en donnant aux uns des privilèges qui n’avouent pas leur nom, et qui spolient le bien public tout en stimulant le communautarisme. Et ne dissimulez pas ce projet de dé-laïcisation sous la rhétorique ressassée des « évolutions nécessaires ». Vous savez bien que la seule question qui vaille n’est pas de savoir si une chose est ancienne ou nouvelle, mais si elle est juste ou non. En bref ne brisez pas ce que bien des peuples nous envient. Car l’idéal laïc est un vecteur d’égalité comme de liberté, une source de fraternité. Pourvu qu’il aille de pair avec la justice sociale, il répond au grand défi de notre époque : partager un monde commun à tous.

Par Henri Pena-Ruiz, philosophe, écrivain, ancien membre de la Commission Stasi sur l’application du principe de laïcité dans la République