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L'amitié chez Aristote
Écrit par Denis Collin
Le strict parallèle établi par Aristote entre les diverses formes de l’amitié et les diverses formes de constitutions politiques pourrait sembler curieux pour notre sensibilité moderne. L’amitié, en effet, y est définie comme vertu politique. L’amitié, pour nous, n’est pas “ politique ”. Elle regarde d’abord la sphère privée. Elle n’est pas non plus une vertu – c'est-à-dire quelque qualité que nous pourrions nous efforcer d’acquérir en nous y exerçant – mais un sentiment, qui est là ou qui ne l’est pas, mais qui ne peut venir à force de nous y entraîner ; notre sens exacerbé de “ l’authenticité ” semblerait répugner à cet effort vers l’amitié.
Ce changement de point de vue a certainement à voir avec la manière dont l’individu se pense dans les relations sociales. Dans les sociétés traditionnelles domine souvent une conception holistique : l’individu n’a d’existence que comme une partie du tout. Dans la société moderne, c’est la subjectivité de l’individu qui fait valoir ces droits, pendant que les droits de la cité s’arrêtent à la frontière de l’intime. Pourtant au-delà de ces ruptures historiques, on peut repérer la continuité d’un certain nombre de problématiques.
L’amitié, vertu politique
A. Les conditions d’existence des communautés humaines
Il semble aller de soi que les communautés humaines ne reposent pas seulement sur les liens de la nécessité, de la raison ou de la force. La communauté familiale repose, certes, sur la nécessité naturelle : les hommes et les femmes forment des couples pour assurer leur descendance et les enfants ont besoin de parents qui leur procurent la nourriture et le gîte quand ils sont encore incapables de se les procurer eux-mêmes. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force. Enfin, ceux qui veulent se mettre en dehors des communautés humaines instituées y sont maintenus par la force. Mais aucune communauté n’existe durablement ainsi. Pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié.
B. Aristote et Rousseau
La conception aristotélicienne de l’amitié comme vertu politique trouve un répondant chez Rousseau. C’est d’autant plus intéressant que la conception rousseauiste de la société semble à l’opposé de celle d’Aristote. Pour Aristote, l’homme est naturellement social (il est un “ animal politique ”) alors que pour Rousseau l’institution sociale dépend d’une convention et suppose donc la rupture avec la nature. Pourtant la République rousseauiste a tout autant besoin de l’amitié que la Cité aristotélicienne. “ Si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j’aurais choisi une société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés humaines, c'est-à-dire par la possibilité d’être bien gouvernée, et où chacun suffisant à son emploi, nul n’eût été contraint de commettre à d’autres les fonctions dont il était chargé ; un État où tous les particuliers se connaissant entre eux, les manœuvres obscures du vice ni la modestie de la vertu n’eussent pu se dérober au regard et au jugement du Public, et où cette douce habitude de se voir et de se connaître fît de l’amour de la Patrie l’amour des Citoyens plutôt que celui de la terre. ” (Dédicace du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
II. Amitié et fraternité
A. Valeur générale de l’amitié
L’amitié crée entre les individus un genre de communauté politique, au sens précis d’Aristote, parce que les individus ont besoins les uns des autres : un homme isolé est “ soit une bête soit un dieu ”. Mais ce lien établit en même temps quelque chose de plus : il exprime la communauté de nature des amis. Dans l’amitié, je reconnais l’autre comme un autre moi-même, comme quelqu’un qui a la même nature que moi et qui, cependant est différent. C’est donc la reconnaissance de la pluralité, comme caractéristique de la condition humaine.
En outre, comme la véritable amitié est désintéressée, dans la relation amicale nous acquérons les vertus essentielles : le respect d’autrui, la bonté, le sens de la parole donnée et de la valeur des engagements – c’est d’abord par les serments entre amis que nous nous exerçons à tenir notre parole – le désintéressement. C’est enfin l’amitié qui inscrit notre existence dans la durée, qui apparaît comme l’un des moyens essentiels de faire face à la fragilité des choses humaines.
B. Liberté, égalité, fraternité
Dans la tradition républicaine, l’amitié politique prend un nom précis : la fraternité. Puisque la république est le gouvernement de ceux qui se considèrent comme des égaux, et que, selon Aristote, l’amitié entre égaux est semblable à l’amitié entre frères, la fraternité apparaît donc bien comme la forme adéquate de l’amitié nécessaire entre les Citoyens. Dans le triptyque républicain, la fraternité paraît souvent mal définie, réduite à un sentiment vague et, au fond, superfétatoire du point de vue politique, alors que la liberté et l’égalité et leur éventuelle opposition sont l’objet d’une abondante littérature. Pire : la fraternité, en introduisant le sentiment dans le jeu politique, peut se révéler liberticide. N’est-ce pas parce que tous les citoyens doivent être des frères que la moindre divergence d’opinion devient une véritable trahison, rompant le “ pacte des frères ” ? Ainsi la vertueuse fraternité de Robespierre serait-elle une machine à alimenter la guillotine.
C’est pourtant en prenant au sérieux l’intuition de Rousseau que John Rawls redéfinit la fraternité comme l’un des fondements des principes de justice. Dans sa Théorie de la Justice[2], Rawls définit les deux principes de bases d’une société bien ordonnée : 1° le principe d’égale liberté pour tous ; 2° le principe de différence qui stipule que les inégalités sociales et économiques, si elles sont nécessaires, doivent être organisées de telle sorte qu’on puisse s’attendre à ce qu’elles soient d’abord à l’avantage des plus défavorisés. Les hasards de la naissance ou de la nature ont donné aux hommes des chances de réussite et des talents différents. Si on doit “ organiser la structure de base de la société de façon à ce que ces contingences travaillent au bien des plus désavantagés ”, on peut trouver là une expression de la fraternité, qui devient un “ critère réaliste ”. En effet, “ la fraternité est considérée comme représentant une certaine égalité sur le plan de l’estime sociale qui se manifeste par diverses conventions publiques et par l’absence, dans les manières, de déférence et de servilité. ” Et Rawls ajoute que la fraternité implique, en outre, “ un sens de l’amitié civique et de la solidarité sociale. ”
C. Quelques difficultés
Il semble y avoir une contradiction dans le propos d’Aristote, tel qu’on le trouve dans. L’éthique à Nicomaque. La forme supérieure de l’amitié est l’amitié entre hommes libres et égaux puisque dans celle-ci le souci intéressé n’a aucune place. D’un autre côté, dans le même texte, Aristote affirme que la meilleure forme de gouvernement est la monarchie. En effet, le monarque se conduit à l’égard de ses sujets comme un père à l’égard de ses enfants, préoccupé uniquement de leur bien.
Il est inutile ici d’entrer plus avant dans les contradictions de l’œuvre d’Aristote qui, en d’autres textes comme la Politique, affirme de manière plus cohérente que le gouvernement le meilleur est celui du plus grand nombre, c'est-à-dire le gouvernement démocratique. Notons seulement que certaines des formes, qu’Aristote tenait pour légitimes, du sentiment d’amitié entre les citoyens nous semblent aujourd’hui incompatibles avec les principes de l’égalité républicaine.
Concevoir les rapports entre citoyens sur le mode des rapports entre père et enfants, c’est tomber dans le paternalisme qui s’oppose à la fraternité, comme la charité s’oppose à la solidarité. C’est encore opposer une conception organique et hiérarchique de la vie sociale à la conception d’une association d’individu égaux et Aristote semble souvent osciller entre ces deux conceptions.
Aristote affirme, par ailleurs, que le législateur doit autant sinon plus s’occuper de créer les conditions de l’amitié entre les citoyens que de la justice. Si on admet qu’il a raison, en outre, d’affirmer : “ tandis que, dans les tyrannies, l'amitié et la justice ne jouent qu'un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux ”. Alors il en découle que le meilleur des régimes politiques est celui dans lequel l’amitié possède une importance extrême et, par conséquent, en suivant la logique même d’Aristote, le meilleur des régimes est non pas la monarchie, comme il le dit, mais la démocratie où “ il y a beaucoup de choses communes ”.
III. Contrepoint
A. Ce qui unit divise.
La conception politique de l’amitié a quelque chose de très limitatif. L’amitié est liée intimement à la communauté. Je suis l’ami de qui me ressemble et je suis l’ami de ceux avec qui je m’assemble. Mais, par voie de conséquence, ceux qui ne se ressemblent ni ne s’assemblent ne peuvent être amis. Mes compatriotes sont mes amis et les étrangers deviennent vite mes ennemis. L’amitié aristotélicienne semble ainsi clore sur lui-même le cercle des amis, comme est clos sur lui-même le cercle des hommes libres et égaux qui forment la cité et s’opposent à ceux qui ne font pas partie de ce cercle, les non citoyens, les esclaves et les barbares. Comme la cité achevée est autarcique et tient fermement entre ses murs, l’amitié achevée ne saurait être l’amitié du genre humain. L’amitié soude la communauté, mais la communauté ne peut se souder qu’en séparant ceux qui sont “ dedans ”, à l’intérieur des murs et ceux qui sont dehors. L’amitié est politique, mais la politique construit des murs : le mot grec polis (πολις) est de la même famille que le verbe πολιζω qui veut dire “ bâtir un mur ”. Ainsi, l’amitié, tout en unissant les hommes, les sépare.
Au moment où les cités grecques perdent leur indépendance pour tomber sous un pouvoir commun, celui de Philippe puis d’Alexandre de Macédoine et bientôt l’imperium des Romains, la philosophie va penser la vue bonne de manière radicalement différente. Puisque la cité n’est plus l’espace où l’homme trouve son achèvement, puisque son autarcie n’est qu’un rêve définitivement enterré, l’amitié ne peut plus être considérée comme une vertu politique.
B. Amitié non politique : Épicure
Épicure incarne cette nouvelle tendance de la philosophie. Si la sagesse réside dans l’absence de trouble, le sage se doit d’abord d’éviter les troubles de la vie publique : “ Le sage n’abordera pas les affaires publiques, à moins de circonstances exceptionnelles ”, affirme Épicure, rapporté par Diogène Laërce. Et donc il faut “ se libérer de la prison des préoccupations quotidiennes et des affaires publiques. ”
On peut aller un peu plus loin. La physique épicurienne, qui conçoit l’univers entier comme le résultat du choc aléatoire d’atomes indivisibles se déplaçant dans le vide, conduit à une conception “ atomiste ” de l’existence humaine. L’homme étant un équilibre d’atomes ne peut survivre qu’en se protégeant contre les agressions extérieures. Métrodore, l’un des disciples d’Épicure affirme même que “ si l’on supprimait les lois, les hommes auraient besoin des griffes des loups, des dents des lions … ”. Si le bonheur est caractérisé par l’absence de trouble et l’absence de douleur, le sage est donc celui qui atteint l’autarcie. Il peut se suffire à lui-même en s’en tenant à la satisfaction des besoins naturels et nécessaires. Ainsi on pourrait croire que le sage épicurien “ se tient isolé, indépendant, comme un atome à l’écart dans le vide ”.
Mais ce serait une interprétation unilatérale de la pensée épicurienne. Si la vie politique n’est plus le lieu de la vie bonne, l’homme reste un “ animal social ”, il a besoin des autres hommes et c’est seulement en leur compagnie qu’il trouvera le bonheur : “ Parmi les choses dont la sagesse se munit en vue de la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est la possession de l’amitié. ” L’amitié semble se présenter de manière contradictoire : “ Toute amitié est par elle-même une vertu, mais elle a son origine dans l’utilité. ” Si elle est par elle-même une vertu, c’est qu’elle est désintéressée, mais elle naît de l’intérêt. C’est qu’en fait Épicure n’oppose jamais amitié et intérêt : “ Ce n’est pas celui qui cherche en toute circonstance les services qui est ami, ni celui qui jamais ne lie services et amitié ; car la premier, au moyen de la reconnaissance, fait trafic des récompenses et le second tranche le bon espoir pour la vie. ” En effet, dans l’amitié nous trouvons plus que notre avantage immédiat, nous trouvons la paix de l’âme que procure l’absence de crainte de l’avenir : “ Nous n’avons pas tant à nous servir des services que nous rendent nos amis, que de l’assurance que nous avons de ces services. ”
Le groupe des amis – ceux qui se réuniront au “ Jardin ” d’Épicure – est une bien une société – une entente – mais c’est une société qui n’est fondée ni sur la religion, ni le besoin social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. L’amitié est donc bien “ impolitique ” ; au monde clos de la cité, elle substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix à l’abri des troubles du temps. On comprend la séduction de ce modèle, au point que, selon Diogène Laërce, les amis d’Épicure se comptent “ par villes entières ”.
C. Amitié cosmopolitique : le stoïcisme
Si Épicure réduit la cité au groupe des amis, le stoïcien l’élargit au monde entier. Certes, cette idée n’était pas étrangère à Épicure qui affirme que “ l’amitié danse autour du monde habité proclamant à nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. ” Mais c’est la philosophie stoïcienne qui défend le plus systématiquement cette idée d’une “ communauté du genre humain ”.
Selon Cicéron, qui est ici un bon interprète de la pensée stoïcienne, il y a une loi naturelle de la “ bienveillance universelle ”. Enfin les hommes sont par nature enclins à se rapprocher, il y a en eux un principe universel de sympathie qui fait le lien social puisque tous les hommes possèdent la raison et le langage : “ grâce à eux, on s’instruit et l’on enseigne, l’on communique, l’on discute, l’on juge, ce qui rapproche les hommes les uns des autres et les unit dans une sorte de société naturelle ”. Dans cette société naturelle, hormis tout ce qui a été partagé selon les lois, il y a un “ bien commun ” selon le principe “ Entre amis, tout est commun ” et c’est ainsi qu’il “ est prescrit de concéder même à un inconnu tout ce qu’on peut lui donner sans dommage. ”
Ainsi de tous les cercles qui forment notre société (de la famille à la nation), le plus important est celui de l’humanité tout entière, considérée comme une société en elle-même. Mais dans les sphères particulières, “ de toutes les sociétés nulle n’est plus remarquable ni plus solide que celle qui unit par des liens d’amitié des hommes de bien de caractère semblable. ” Ce lien est le plus solide parce que, dans l’amitié, ce n’est pas telle ou telle question particulière qui conduit au rapprochement des hommes, mais tout simplement ce qu’il fait qu’ils sont hommes. Dans l’amitié, nous ne cherchons ni le père protecteur, ni le maître qui nous enseigne, ni l’autorité politique qui nous protège mais l’homme en tant que tel, en tant que membre de l’humanité.
D. La pure amitié : Montaigne
L’amitié de Montaigne et La Boétie est, en philosophie, l’amitié par excellence. Or, si Montaigne approuve Aristote de penser qu’il “ n’est rien à quoi il semble que notre nature nous ait plus acheminés qu’à la société ”, c’est immédiatement pour affirmer que l’amitié est un genre de “ société ” radicalement différent des autres formes de communauté.
L’amitié n’est pas dans les rapports du père aux enfants, mais bien plutôt dans le respect, car il ne peut pas y avoir entre le père et ses enfants, sauf à “ offenser à l’aventure les devoirs de nature ”, cette “ communication ” qu’on trouve dans la véritable amitié. Plus fondamentalement, toutes les affections qui unissent les individus dans les liens de la parenté ne sont pas des amitiés précisément en ce qu’elles peuvent être naturelles ou obligatoires et que, par conséquent la liberté et la volonté y ont peu de place.
Entre l’homme et la femme, l’amour et l’amitié apparaissent non pas comme complémentaires mais comme opposés. De l’amour, Montaigne écrit : “ Aussitôt qu’il entre aux termes de l’amitié, c'est-à-dire en la convenance des volontés, il s’évanouit et s’alanguit. ” Il n’en va pas mieux si au lieu d’amour, on parle de mariage puisque ce dernier “ est un marché qui n’a que l’entrée libre ” et qui a bien autres fins que le commerce de l’homme et de la femme, alors qu’en l’amitié, “ il n’y affaire ni commerce que d’elle-même. ”
Si on laisse de côté “ cette autre licence grecque justement abhorrée par nos mœurs ”, les autres formes de sociétés ne sont pas composées que “ ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou quelque commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent ”. Ainsi ce qui caractérise l’amitié, c’est qu’elle est pure de toutes les autres formes de la sociabilité. Alors qu’Aristote la voit dans forme de la vie sociale, Montaigne, au contraire, lui donne sa place là où elles cessent. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la grâce. Car si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C’est une “ force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ”. Et c’est pourquoi “ si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : "parce que c’était lui ; parce que c’était moi." ”