Nous sommes entrés dans l’âge des démagogues

Attention, ouverture dans une nouvelle fenêtre. PDFImprimerEnvoyer

           L’année 2016 a été celle de la victoire du populisme avec l’élection de Donald Trump à la présidence américaine et le vote du Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

           A quatre mois et demi d’intervalle, des millions d’Américains et de Britanniques ont exprimé dans les urnes leur rejet des élites politiques, leur angoisse face à la mondialisation, aux migrants et au terrorisme. Les prochains scrutins en Europe, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Italie, vont-ils aussi se traduire dans les urnes par une victoire de partis populistes? Pour mieux comprendre ce phénomène politique, nous avons interrogé Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS à Paris. Sur la question, il a publié notamment L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique.

 

Qu’est-ce qu’un parti populiste?

            Il n’y a pas de consensus scientifique sur ce qu’est le populisme, notion floue et terme d’usage polémique. Nous sommes enclins à projeter sur le «populisme» nos craintes, nos hantises, nos rejets, nos répulsions. Quelques marginaux, surtout à l’extrême gauche, osent aujourd’hui y projeter leurs rêves d’une démocratie «radicale». Ce qu’on appelle «populisme» renvoie confusément à deux phénomènes politiques distincts: l’extrême droite et la démagogie. Et ce, alors même qu’on peut voir dans les mobilisations populistes l’expression d’une demande de démocratie «véritable», «authentique» ou «vivante». Mais l’on sait que la démagogie suit la démocratie comme son ombre. La difficulté tient à ce que le populisme est compatible avec toutes les grandes idéologies politiques: libéralisme, conservatisme, socialisme, nationalisme, etc. Il est dénué de spécificité idéologique. On peut qualifier de «populistes» les expressions politiques de défiance à l’égard de la démocratie représentative et de son pluralisme libéral. Mais cela ne suffit pas à définir le populisme.

Mais peut-on quand même donner une définition de ce phénomène politique?

             En m’efforçant d’être le plus neutre possible, je le définirais, d’une part, par le culte affiché du peuple, et plus particulièrement des classes populaires, célébrées comme «saines», «honnêtes» ou «authentiques», et, d’autre part, par l’appel au peuple lancé par un tribun, un appel direct soit au peuple tout entier, soit aux «vrais gens». L’ambiguïté du mot «peuple» est un élément constitutif de ce que j’appelle, depuis le début des années 90, le «style populiste». Elle permet de comprendre pourquoi les mouvements populistes contemporains sont soit plutôt protestataires, donc antistatu quo et antiélites, soit plutôt identitaires, donc nationalistes, voire xénophobes. Mais le protestataire et l’identitaire sont de plus en plus souvent mêlés. Cet appel au peuple lancé par les nouveaux démagogues est inséparable d’une dénonciation des élites du pouvoir et de la richesse, jugées plus ou moins corrompues et surtout perçues comme coupées des peuples, devenues étrangères à leurs nations d’origine. Aujourd’hui, la plupart des populismes en Europe sont des populismes identitaires. Ce que j’ai appelé en 1983-1984 le «national-populisme» est le produit d’un couplage de l’idéologie nationaliste et du style populiste, désormais très répandu en Europe.

Qu’ont-ils en commun?

        Le projet commun à tous les populismes tourne autour d’un objectif: rendre la parole et le pouvoir au peuple. Leurs leaders prétendent défendre une vision hyperdémocratique de la politique, contre le «système», catégorie attrape-tout et diabolisante. Mais certains d’entre eux privilégient les classes populaires («ceux d’en bas») ou la «majorité silencieuse», d’autres la nation définie soit par sa souveraineté, soit par son identité historico-culturelle, d’autres encore la nation ethnique. En outre, les partis populistes sont tous hautement personnalisés: les leaders populistes mettent en scène leur personnage, qui doit avant tout se distinguer des politiciens professionnels appartenant à «la caste». Leur charisme est fabriqué: ils doivent paraître proches ou issus du peuple, «naturels» ou «authentiques». Ils se donnent pour les seuls représentants véritables du «peuple». Ils prouvent leur «parler vrai» par l’agressivité et parfois la vulgarité. Ils ne craignent pas de paraître autoritaires. Enfin, tous ont des positions antimondialisation et se montrent plus ou moins europhobes.

Y a-t-il un populisme de droite et de gauche?

            Le propre des mouvements populistes est de brouiller ou d’effacer les frontières entre gauche et droite, en empruntant leurs positions idéologiques et leurs thèmes de propagande à toutes les traditions politiques. Les nouveaux partis nationaux-populistes sont en fait des rivaux inattendus pour tous les partis classiques. Disons que la gauche institutionnelle classe les populismes à droite et que la droite les rejette à l’extrême droite, par une classique stratégie de différenciation. Mais pour un politologue, le FPÖ reste à droite, l’UDC aussi, et le mouvement La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon à l’extrême gauche. Malgré ses efforts, le nouveau FN n’est pas passé à gauche! Je vois plutôt une vague de «pop-conservatisme» à visage ou étiquette populiste.

Quand ce courant est-il né? A-t-il une histoire?

            Il ne s’agit pas d’un courant, mais d’une dimension et d’une pratique de la politique dans les sociétés démocratiques, ou, si l’on préfère, d’une manière qu’on peut dire «radicale» de concevoir la démocratie, qui revient à exiger de prendre à la lettre la définition classique «gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». La démocratie moderne marche en effet sur deux pieds. La souveraineté du peuple constitue le pilier populiste du régime démocratique, l’autre pilier étant le constitutionnalisme, censé encadrer et limiter l’expression de la volonté populaire. Entre le principe de la souveraineté populaire et l’Etat de droit, les tensions sont inévitables. Ceux qu’on appelle aujourd’hui «populistes» affirment vouloir redonner au peuple son pouvoir de décision, en privilégiant les consultations relevant de la démocratie directe ou semi-directe. Dans leur discours, ils mettent en avant leur critique des élites dirigeantes qui «trahissent» la volonté populaire ou «confisquent» le système démocratique.

Assiste-t-on à la montée d’une vague populiste en Europe? L’échec de Hofer à la présidentielle en Autriche marque-t-il un tournant?

            Je pense qu’il s’agit plutôt d’une vague nationaliste, avant tout anti-immigration et anti-islam, d’un nationalisme défensif et d’un conservatisme culturel, portés et incarnés par des leaders qui sont tous des démagogues talentueux, qui savent exploiter les faiblesses et les défaillances des vieux partis de gouvernement, disons de centre droit et de centre gauche, dont les programmes et les manières de gouverner se ressemblent de plus en plus. Cette indifférenciation des partis classiques, avec la perte d’attractivité qu’elle suscite, est la chance à saisir pour les mouvements nationalistes à visage populiste. Le relatif échec de Hofer à la présidentielle reste un succès pour l’orientation politique qu’il incarne. Le dynamisme des partis anti-immigration et anti-islam ne cesse d’être renforcé par le terrorisme djihadiste, qui ne disparaîtra pas de sitôt.

L’élection de Donald Trump est-elle un facteur accélérateur pour ces partis lors des scrutins à venir?

            Oui et non. La défaite de la candidate de l’establishment a été perçue comme un signe encourageant par les nationaux-populistes européens. Mais la démagogie de Trump n’est pas importable telle quelle en Europe, où elle paraît trop caricaturale pour jouer le rôle d’un modèle à suivre. Pour pouvoir bien en juger, il faut attendre de voir ce que fera Trump au pouvoir. Le président en exercice, pour agir efficacement dans le monde réel, peut s’avérer fort différent du candidat en campagne, illustration de la posture «postvérité» exprimant le rejet du «politiquement correct», devenu l’une des motivations du vote «populiste».

L’Europe de l’Est a aussi ses populistes. Ressemblent-ils à ceux des vieilles démocraties de l’Ouest?

            Les ressemblances sont de deux ordres distincts. Sur le plan idéologique, leurs orientations sont nationalistes et mêlent le souverainisme à un conservatisme culturel souvent prononcé. Sur le plan rhétorique, leurs leaders sont des démagogues, plus autoritaires cependant que ceux d’Europe occidentale (je pense à la Pologne et à la Hongrie). Quant aux différences, elles portent surtout sur les thèmes économiques, même si le protectionnisme, s’accordant avec la «préférence nationale», est plus souvent défendu que le libre-échangisme.

Peut-on dire que Trump et Poutine, deux dirigeants de grands pays, sont des populistes?

            Je les vois plutôt comme des démagogues habiles, des tribuns du peuple, capables de s’adapter aux croyances, aux passions et aux aspirations populaires. Si Poutine est un autocrate, Trump a le profil d’un dirigeant autoritaire. L’un et l’autre privilégient le recours aux thèmes nationalistes. Ils bénéficient d’une autorité charismatique, en dépit de leurs travers. La question est de savoir si le déclin de la démocratie représentative ouvre la voie à des régimes autoritaires postdémocratiques, qui ressembleraient aux nombreuses «démocratures illibérales» observables, à ces dictatures camouflées et ces démocraties truquées installées dans de nombreux pays. Dans ce cas, l’âge des démagogues se doublerait d’un âge des «hommes forts».

Pierre-André Taguieff est l’auteur de «L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique» (nouvelle édition, Paris, Flammarion, 2007), «Le nouveau national-populisme» (Paris, CNRS Editions, 2012) et «La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe» (Paris, PUF, 2015).